Ce bon vieux « bon sens »
Le laxisme de la justice, l’inadaptation des Roms, le matraquage fiscal, les syndicats réacs… Les sujets ne manquent pas pour les politiques et les éditocrates, qui s’en emparent avec un certain succès.
dans l’hebdo N° 1272 Acheter ce numéro
Le démagogue, c’est l’autre. Toujours. Combien de fois a-t-on entendu nos responsables politiques clamer qu’ « il ne faut pas céder à la démagogie » ? Christian Estrosi pas moins que d’autres. Cela n’a pas empêché cet ancien ministre de descendre dans les rues de la ville de Nice, dont il est le maire, pour clamer son « soutien moral » à Stéphane Turk, ce bijoutier qui a tué un braqueur en fuite d’une balle dans le dos. Et d’en profiter pour égratigner le projet de réforme judiciaire de Christiane Taubira : « Les nombreuses condamnations, quatorze en six ans, du braqueur décédé doivent conduire le gouvernement à renoncer définitivement à son projet de réforme pénale, comprenant notamment la suppression des peines planchers pour les multirécidivistes. » Satisfaire les souhaits et les attentes d’un public ciblé au moyen d’un discours simpliste proposant des analyses et des solutions qui paraissent évidentes constitue le principal ressort des démagogues, qui ne sont pas nécessairement des politiques. Si la sécurité est leur terrain de prédilection, l’actualité récente montre qu’ils savent exercer leur art sur bien d’autres sujets.
Aphatie, un justicier dans la ville
Vendredi 27 septembre, sur le plateau du « Grand Journal » de Canal+. Antoine de Caunes reçoit l’avocat pénaliste Éric Dupont-Moretti, coauteur d’un livre avec Loïc Sécher, victime d’une erreur judiciaire qui lui a coûté sept ans de réclusion. En termes d’actu, ce soir-là, tombe le meurtre d’une fillette, Fiona, à Clermont-Ferrand, peut-être morte sous les coups de son beau-père, suscitant l’émotion d’une foule exprimant sa haine. Devant les images diffusées, l’avocat réagit : « Je pense qu’il faut que tout le monde se calme ; la justice n’est pas rendue en place de Grève. C’est un lynchage. D’ailleurs, on a déjà eu ça avec le bijoutier. » Jean-Michel Aphatie intervient : « On est face à des personnes qui mentent, qui sont d’une cruauté incroyable, c’est difficile pour une population de gérer tout ça. » L’avocat répond sereinement : « Personne n’a le monopole du cœur. Tout le monde est bouleversé par la mort de cette enfant, mais, une fois encore, la vérité médiatique va plus vite que la musique. La vérité judiciaire n’est pas encore écrite. » Et de faire valoir l’instruction, le travail du parquet. La mère encourt cinq ans de prison, n’étant pas poursuivie pour crime. Aphatie insiste : « La justice a l’air dépassée. Est-ce cela la justice que l’on veut ? » En clair, pour lui, elle est laxiste. « La justice n’est pas rendue dans la rue, répond encore Dupont-Moretti, et cinq ans d’emprisonnement, ce n’est pas une faveur. » Aphatie persiste : « La justice est mal faite. » L’enquête en est à ses débuts, Aphatie a déjà son verdict, surfe sur les émotions. On le savait obnubilé par la dette, par les preuves dans les investigations de journalistes, le voilà en Charles Bronson.
Valls, désintégrateur de Roms
Transgressez, provoquez, caricaturez… Vous gagnerez le cœur des Français. Un vade-mecum pour aspirant au pouvoir ? Presque, si l’on en croit la conclusion du baromètre TNS-Sofres : une semaine après les déclarations honteuses du ministre de l’Intérieur sur les Roms, Cécile Duflot est en chute libre (- 6 points) et Manuel Valls a toujours la cote. Selon une étude BVA, 98 % des sympathisants de droite et… 55 % des sympathisants de gauche sont favorables à ce que les Roms retournent en Roumanie. S’accorder les faveurs des électeurs en tapant sur 20 000 personnes, l’équation est plutôt rentable. À quelques mois des municipales, on comprend pourquoi Valls, qui ne craint ni le cynisme ni la démagogie, n’a pas regretté ses propos du 24 septembre sur France Inter : « Il n’y a pas d’autres solutions que de démanteler ces campements et de reconduire à la frontière. […] Ces populations ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres, et qui sont évidemment en confrontation. […] Les Roms ont vocation à revenir en Bulgarie et en Roumanie. » Puis, sur l’ouverture de l’espace Schengen à la Roumanie : « Ce qui est actuellement en discussion, et pas décidé, c’est seulement une ouverture partielle limitée aux seuls aéroports. C’est une mesure qui faciliterait la vie des hommes d’affaires, sans autres conséquences. » Bienvenue les riches, dégagez les pauvres ! L’immigration choisie et le sarkozysme triomphant font leur retour par la grande porte. Sous le regard bienveillant de François Hollande, resté d’un silence éloquent. Sans surprise, la déferlante médiatique qui s’ensuivit n’est qu’une redite des grandes heures du précédent mandat présidentiel. La commissaire européenne Viviane Reding s’insurge, elle est accusée « d’incompétence » par le très droitier Éric Ciotti, qui prend (logiquement) la défense de Valls. Et les médias reprennent leurs vieilles rengaines, exhortant le Président à faire preuve d’autorité pour mettre de l’ordre dans les rangs du gouvernement. Mais surtout pas pour trancher sur le fond.
Copé, la haine de l’impôt
« Massue », « matraquage », « overdose » … On n’est jamais assez virulent pour dénoncer l’impôt, cet éternel impopulaire. « Impôts : comment il va vous assommer », annonçait l’Express le 3 octobre 2012, affichant sur sa une un Hollande retors. Un an plus tard, la mutinerie a explosé, si l’on en croit le Figaro Magazine, qui titre sur « les révoltés de l’impôt ». Mal en point à l’approche des municipales, la droite tape sur le prétendu point noir de ce début de quinquennat. Musique de western et fond rouge sang, une vidéo de l’UMP fait le décompte des 30 milliards d’euros « ponctionnés » (sic) : « Les Français étouffent », commente une voix comme on sonne le glas. Jamais avare d’un amalgame, Copé dénonce dans la Voix du Nord « l’explosion du chômage, des impôts, de la délinquance ». L’impôt aussi nuisible qu’un vol de voiture ? Poujade est en embuscade… Et le président de l’UMP, qui s’apprête à lancer à grands coups de tracts sa campagne « impôts, trop, c’est trop », de promettre : « Quand l’UMP reviendra aux responsabilités […], nous assumerons une baisse massive des impôts pour redonner de la liberté aux Français. » Oubliant un peu vite qu’entre 2011 et 2012 le gouvernement Fillon a levé 29 milliards d’euros d’impôts supplémentaires, soit autant que la gauche. Que la droite renoue avec la vieille antienne « gauche = impôts » n’est guère étonnant. Que la gauche s’adonne à la démagogie du « ras-le-bol fiscal » est nouveau. À Bercy, où l’on préfère désormais évoquer coupes budgétaires et baisse du coût du travail, l’expression « prélèvement obligatoire » a pudiquement remplacé le gros mot « impôt ». « Ne parlons pas que des impôts ! », implore, le 25 septembre, Pierre Moscovici à destination des journalistes du Monde. Le ministre des Finances, celui-là même qui, en août, se faisait l’écho de l’exaspération fiscale de ses concitoyens. Un comble ! Point d’orgue de l’opération « rassurer le contribuable », le passage télé de rentrée de François Hollande : « C’est beaucoup, donc ça devient trop », affirme le Président à Claire Chazal, à propos des 30 milliards dont on l’accuse. Promis juré, la « pause fiscale » est à venir. Pas de nouvelle taxe sur le diesel, pas de taxe carbone… Et d’ailleurs, « ce n’est pas rendre service à l’écologie que de la réduire à des impôts ». Il est bien loin le temps où la gauche s’enorgueillissait de voter « énergiquement, passionnément » pour instituer l’impôt sur le revenu. Jaurès, reviens, ils sont devenus fous !
Plantu, Barbier et les syndicats
L’offensive des enseignes de bricolage contre le repos dominical suscite un déchaînement antisyndical d’une rare violence. Le dessin de Plantu paru en une du Monde, le 1er octobre, en donne la mesure : on y voit un cégétiste interdire à une salariée de Castorama de travailler le dimanche, tandis que parallèlement un intégriste musulman interdit à une petite fille portant le foulard d’aller à l’école. Quelques jours auparavant, l’Express accusait, également en une, les syndicats – CFDT comprise – d’être « nuls ». Une « offensive » justifiée par Christophe Barbier. L’éditocrate appelle à « se battre » contre les « syndicats pointilleux » qui ont le front de « jouer le respect stupide du droit et l’acquis social indu contre la croissance, l’économie, l’emploi, la prospérité ». Pour satisfaire des intérêts particuliers, le démagogue est prêt à détruire le droit qui fait société. Avec la caution bourgeoise d’un Jacques Attali, qui écrit sur son blog, le 30 septembre : « De fait, les syndicats, hostiles [au travail du dimanche], ne s’intéressent par nature qu’à ceux qui veulent travailler moins et pas à ceux qui veulent travailler plus, et encore moins aux chômeurs. »
La complainte du lobby de l’énergie
Plus de croissance, plus d’emploi… C’est également la promesse chantée par un cartel de l’énergie : GDF Suez, E.On, Vattenfall, RWE, Iberdrola, Enel, Eni et consorts. Neuf de ces mastodontes européens ont publiquement fait entendre, le 10 septembre, une plainte dégoulinante d’un bon sens suspect : leurs efforts « pour réaliser les indispensables investissements » sont « entravés par l’incertitude sur la rentabilité ». « La sécurité d’approvisionnement énergétique n’est plus assurée, clament-ils, les émissions de CO2 repartent à la hausse, les investissements dans le secteur diminuent et les factures énergétiques sont en forte augmentation. » La raison de cette apocalypse ? Des politiques peu claires et instables, qui leur font plaider la nécessité de « rebâtir l’Europe de l’énergie ». À leur convenance et autour d’eux, bien sûr. Car les « Neuf » veulent que les clients puissent payer leur énergie « au juste prix », ce qui « permettra une transition énergétique plus efficace et moins coûteuse ». La (toute petite) contribution des consommateurs au développement de l’électricité verte est visée. Ces grands du gaz et du charbon s’accommodent, eux, sans difficultés des centaines de milliards d’euros de fonds publics qui ont été consacrés (et ça continue) aux énergies polluantes. Souffrant de voir fermer leurs centrales à gaz neuves, car moins concurrentielles, ils expliquent encore qu’il faudrait construire moins de centrales renouvelables afin de coller aux besoins. Leurs besoins.