Christine Delphy : « Le féminisme est en recul »
Ouvrage de référence, l’Ennemi principal, de la sociologue Christine Delphy, est réédité aux éditions Syllepse.
dans l’hebdo N° 1272 Acheter ce numéro
Le Lieu-dit, à Paris, était comble le 28 septembre pour la conférence organisée avec Christine Delphy à l’occasion de la réédition de son ouvrage phare. « L’Ennemi principal est un document de référence dans les études féministes. Ses deux tomes retracent l’évolution d’une pensée en mouvement », a souligné la sociologue Sylvie Tissot. Exemple : à propos du mariage pour tous, où Christine Delphy est passée du manque d’intérêt – « Ma génération était plutôt pour la suppression du mariage pour tout le monde » – au soutien. Une fracture s’est dessinée entre cette féministe « marxiste matérialiste et radicale » et plusieurs jeunes auditrices à propos de la transsexualité. « Je ne vois pas en quoi soutenir une femme qui veut devenir un homme, et donc passer dans le camp de l’oppresseur, est un combat féministe », a-t-elle déclaré.
Environ trente ans se sont écoulés entre le premier article, éponyme, de l’Ennemi principal et le dernier article. Quelle différence d’impact entre alors et maintenant ?
Christine Delphy : Il n’y en a pas tant que ça. L’article le plus connu, « L’ennemi principal », porte sur les grandes structures du patriarcat et l’exploitation économique des femmes. Cela n’a, malheureusement, pas beaucoup changé. Le non-partage du travail dit domestique est quasi le même. Le travail paraprofessionnel – que les femmes font pour leur mari sans recevoir de rétribution (comptabilité, accueil des clients, travaux en tous genres…) – a un peu diminué, notamment avec le déclin de l’agriculture. Mais de nouveaux métiers indépendants se sont créés. Et, dans ce domaine, on ne sait rien des inégalités.
Quels mouvements avez-vous opérés en trente ans ?
Je n’ai pas changé d’avis. « L’ennemi principal » est une sorte d’article programmatique que je n’ai cessé d’approfondir par chapitres. J’ai montré que les obligations des femmes persistaient dans le divorce, que la consommation présumée égale dans une famille est totalement inégale, que l’héritage n’est pas égalitaire. J’ai également développé la démarche matérialiste en opposition à l’idéalisme et au naturalisme.
Vous avez toujours déploré le manque de reconnaissance par les marxistes de la spécificité de l’oppression féminine. Vos détracteurs sont-ils restés les mêmes ?
Mes détracteurs, de moins en moins nombreux, sont toujours ceux qui pensent que le capitalisme est la cause de tout. Le système patriarcal préexistait au capitalisme. Le système capitaliste n’a pas de raison de faire de différence entre les sexes. S’il en fait, c’est bien qu’il y a collusion entre capitalisme et patriarcat. Le capitalisme actuel appuie le système le plus spécifique de l’oppression patriarcale, soit l’extorsion de travail gratuit aux femmes. Car les femmes travaillent aussi sur le marché du travail et, là, elles sont sous-payées par rapport aux hommes. C’est encore plus évident dans les pays en développement. Maxence Van der Meersch, romancier du début du XXe, disait que les ouvrières étaient payées juste assez pour ne pas avoir de quoi vivre et être obligées de coucher avec le contremaître. Ce qui est quand même la base de la prostitution…
La pénalisation des clients n’a pas été abordée lors de votre conférence. Le sujet divise les féministes…
En effet, le sujet les divise, mais la majorité, dont moi, défend une pénalisation des clients pour lancer un message : ça n’est pas bien d’acheter les services sexuels de quelqu’un. Il faut changer les mentalités par rapport à cet acte. Il ne s’agit pas de mettre une fin brutale à la prostitution, ce qui reviendrait à pénaliser les prostituées, mais de commencer à faire comprendre aux gens que, finalement, la prostitution est un viol payé. Je comprends les prostituées qui ont peur de perdre leurs clients. Malheureusement, il y aura toujours assez de clients. Dans la proposition « Abolition 2012 », il est question d’abolir le délit de racolage passif, supprimé par Mitterrand, rétabli par Sarkozy. C’est ce délit qui précarise les prostituées et non la pénalisation des clients. C’est vrai, avec la pénalisation, la prostitution changera de forme, mais cela entraînera un changement de regard pour les générations suivantes. Un interdit n’a pas d’effets tout de suite. La vérité, c’est que les gens qui, en France, défendent ce qu’ils appellent le « travail du sexe » voudraient que le proxénétisme cesse d’être un délit. Les pays qui ont « légalisé la prostitution » ont en fait légalisé le proxénétisme. Le débat semble être sur la prostitution, mais la prostitution n’est pas illégale en France, seul le proxénétisme l’est. Il existe un débat masqué pour que les prostituées travaillent dans des centres ou dans des « cabinets », et éventuellement les unes pour les autres : que le proxénétisme ne soit plus poursuivi.
Votre position sur la transsexualité déclenche des réactions vives. Cela vous surprend-il ?
La question de la transsexualité se pose beaucoup plus maintenant. Mais, dans cette démarche, on perd de vue la lutte féministe : pour la disparition du genre. Quand le mouvement a commencé, en 1970, c’était une réunion d’individus – on était féministe chacune dans son coin et on faisait ce qu’on pouvait –, qui est devenue une lutte collective. Il semblerait qu’on abandonne l’idée de lutte collective pour une transformation sociale. On parle d’actes de « subversion » individuelle ou de « résistance » individuelle. C’est le cas dans le mouvement queer. On a l’impression que tout ce qu’on peut espérer, c’est mettre quelques grains de sable dans le système et non plus le défaire. Il reste bien des luttes collectives : contre la prostitution et les violences sexuelles, pour le respect du droit à l’avortement… Mais l’arrivée du queer me paraît rencontrer une démarche individualiste pour que des personnes changent de catégorie, sans remettre en cause ces catégories. Je m’intéresse aux subjectivités, et cette démarche doit être soutenue dans le cadre du droit à la dignité de chaque personne ; mais elle ne constitue pas un combat politique dans le sens où elle ne propose pas un changement des structures de la société.
Avez-vous le sentiment de ne pas retrouver aujourd’hui le combat de votre génération ?
Pour moi, envisager en priorité des changements individuels exprime une certaine résignation. C’est ce que dit Judith Butler : on ne va pas changer le système, tout ce qu’on peut faire c’est jouer sur les marges. Je comprends, bien sûr, que des filles veuillent devenir des garçons, et vice versa, mais je décèle une espèce de malentendu sur ce qu’est une structure sociale : peut-on généraliser le transsexualisme ? Est-ce une solution à l’existence de la hiérarchie des genres ?
Où en est la lutte féministe ?
Il y a régulièrement des périodes de stabilisation où l’on vous dit : aujourd’hui, c’est l’égalité. C’est le cas en ce moment où les hommes gagnent toujours 35 % de plus que les femmes tandis qu’ils n’effectuent que 20 % du travail domestique ; mais on laisse entendre aux femmes : « Mieux qu’aujourd’hui, vous n’y arriverez pas, ou alors vous allez perdre l’amour des hommes » – éternel grand levier ! Nous connaissons donc une période de reflux du féminisme. La grande majorité des femmes sont effrayées à l’idée de perdre au change en poussant pour l’égalité. Mais ça va revenir. Je sens chez des jeunes trentenaires une grande exaspération contre le système. La question, c’est : vont-elles être assez connectées entre elles ?