« Entre défiance et fatalité »
De Marseille à Dijon en passant par Lyon et Clermont-Ferrand, tableau d’une France délaissée malgré les politiques successives, minée par le chômage et la confrontation avec les institutions.
dans l’hebdo N° 1273 Acheter ce numéro
Étape 1, Marseille
Shéhérazade, la fille de la cité Bassens revenue terminer son « œuvre »
Les phrases virevoltent dans sa bouche, et c’est tout son corps qui danse avec elles. Dans les 9 m2 de son local associatif, Shéhérazade Ben Messaoud déclame dans le désordre les petites et les grandes histoires de son quartier et de sa vie militante. Née en 1964, avec la cité « de transit » – elle déteste ce mot – de Bassens, à deux pas du port de commerce, dans le nord de Marseille, Shéhérazade grandit avec les sept autres membres de sa famille dans une seule pièce, chauffée au charbon noir et au mazout. « C’est en arrivant à l’école que tu comprends que d’autres vivent mieux que toi », se souvient-elle. Il faudra dix ans de mobilisation des habitants pour qu’un centre social soit ouvert dans le quartier, en 1972. Avec l’arrivée de deux militants d’ATD Quart Monde la même année, le combat pour des conditions de vie décentes s’amplifie encore. « Ce mouvement chrétien a appris aux musulmans et aux Gitans à se défendre, s’émerveille encore Shéhérazade. Il a politisé toute une génération et nous a donné de l’espérance. » Après plusieurs années passées à travailler dans le social, Shéhérazade revient à Bassens en 1998 pour reprendre le flambeau. Bassens 1, la partie la plus ancienne du quartier, est en piteux état. Avec l’association Made, les habitants se mobilisent pour attirer l’attention des élus. « À ce moment-là, on a senti l’opinion publique changer, et, avec elle, c’était notre opinion de nous-mêmes qui évoluait », se souvient-elle. Un plan de rénovation est finalement signé en 2000, et 46 pavillons avec jardin sortent de terre en lieu et place de l’ancienne cité d’urgence. « C’est mon œuvre », assure Shéhérazade, qui est restée toutes ces années « adulte-relais », un contrat peu qualifié censé servir de « tremplin » vers les métiers du social. Nordine Delladj, le petit frère des Flamants devenu éducateur Le virus d’éducateur, Nordine Delladj l’a contracté très tôt, au contact du maillage associatif très dense qui fait vivre son quartier des Flamants, dans le nord de Marseille. Il a 10 ans, en 1983, lorsqu’il participe à sa première manifestation avec son père au moment de la Marche pour l’égalité. Adolescent, il fait ses classes d’éducateur pendant les années « came et sida », bénévolement, pour sensibiliser les jeunes de sa génération aux méfaits de la drogue. À 25 ans, il décroche un emploi-jeune d’aide éducateur au « lycée Nord » (Saint-Exupéry), qui lui permet de passer un diplôme d’assistant éducateur. Pourtant, raconte Nordine, sa qualification et ses dix ans d’expérience ne lui permettent pas de percer le « plafond de verre » lorsqu’il termine son contrat en 2003. « Nous avons cru le discours sur l’ascenseur social, mais le jeu était truqué, juge-t-il aujourd’hui. Ceux qui ont choisi l’autre voie étaient beaucoup moins naïfs que nous ! » « La réalité d’aujourd’hui n’est pas bien différente de celle qu’on a connue il y a vingt ans, ajoute Nordine, revenu dans le social en 2009 après une parenthèse de six ans à la tête d’un taxiphone. Mais le terrain était beaucoup mieux occupé par les travailleurs sociaux. » De plus, le fric roi s’est imposé face à l’absence de perspectives, analyse le quadragénaire, père de trois enfants : « Les politiques ne peuvent plus débarquer et faire miroiter des formations aux jeunes. »
Younes, ingénieur surdiplômé, chômeur
Younes est un jeune homme poli et discret. C’est aussi un brillant ingénieur, major de sa promo de l’École polytechnique universitaire de Marseille et titulaire d’un master de physique. Ses diplômes lui promettaient des débouchés pléthoriques, les premiers mois de recherche sont pourtant difficiles : « Je n’avais aucun coup de fil, mis à part des agences d’intérim, et quelques démarches sans lendemain de chasseurs de têtes. Or, au bout de deux mois, je me suis aperçu que mes anciens camarades avaient tous trouvé un travail. »
D’un clic, il change alors son nom et son adresse sur son CV, sans rien modifier d’autre, pas même sa photo. Il devient « Thomas Mattei », empruntant le nom de sa rue, dans le quartier de la Busserine, où il a grandi seul avec sa petite sœur et sa mère sans emploi. La démonstration survient aussitôt : « J’étais à peine sorti de chez moi, après avoir envoyé 2 ou 3 CV pendant la matinée, que mon téléphone a sonné. » Les appels s’enchaînent et les demandes d’entretien pleuvent, si bien que Younes finit par ne plus répondre au téléphone. « Les employeurs m’envoyaient des mails : “Bonjour, nous n’arrivons pas à vous joindre, avez-vous changé de numéro ?” »
Faute de pouvoir justifier son identité, Younes ne se rend pas aux entretiens décrochés par « Thomas ». Lassé, il a aujourd’hui abandonné ses recherches et décroché une bourse pour poursuivre son cursus en thèse. Il « ne [s]e rend pas malade » et hésite même à raconter son histoire. « Qu’est-ce que ça changera ? Et comment réagira un jeune qui m’entendra ? Moi, je veux pouvoir lui dire qu’il faut faire des études. »
Étape 2, Orange
Les quartiers dans l’œil du cyclone
Un joint tourne, les voitures vont et viennent. L’après-midi s’écoule doucement au pied des immeubles du petit quartier de Fourchevieilles, dans le nord d’Orange. « On survit. On n’a pas le courage de se jeter d’un pont, alors on attend la mort, lance « Bouss », 33 ans et pas de travail. Certains prennent le volant pour attirer la mort, mais même elle ne veut pas de nous. » La zone urbaine sensible (ZUS) d’Orange abrite un dixième de la population de la ville. Désignés sans relâche comme des îlots de « profiteurs d’aides sociales » ou d’islamistes en puissance, les deux quartiers qui la composent servent d’ennemis utiles au maire d’extrême droite. Jacques Bompard, élu sous l’étiquette Front national par 87 voix d’avance (et 35,93 % des suffrages) lors d’une triangulaire en 1995, se représente en 2014 avec un boulevard devant lui. Il a su faire taire les résistances et fidéliser un électorat de retraités, qu’il bichonne à coup de thés dansants et en rénovant les routes et le centre-ville sans augmenter les impôts locaux. De l’autre main, le maire a retiré tous les crédits de l’action sociale dans les quartiers populaires. Plus une aire de jeux pour enfants, pas d’animation jeunesse, pas une pelouse entretenue ou un parterre de fleurs… Dans ces quartiers où 30 % des ménages sont concernés par le chômage, même l’État a dû mettre fin au programme de « politique de la Ville » en 2000, car la mairie n’utilisait plus ses crédits pour l’action sociale. Elle se contente d’installer des grillages et des caméras de surveillance autour des immeubles. Sous le soleil de la fin d’après-midi, les jeunes de Fourchevieilles palabrent tranquilles. La pression policière est faible contre le trafic des uns. Les autres vivotent entre les contrats saisonniers dans les vignes environnantes et des missions d’intérim. Ils ne sortent pas trop du quartier pour éviter les contrôles de police. « Le FN ? Il ne nous empêche pas de vivre », lance l’un d’eux pour expliquer la résignation ambiante. « D’ailleurs, ça vote FN ici aussi, à Fourchevieilles ».
Étape 3, Montpellier
Au Petit-Bard, le calvaire sans fin des locataires
Les investissements du programme national de rénovation urbaine (114 millions d’euros) ont enfin atteint les façades décrépies du Petit-Bard. Digicodes et carrelages neufs, peintures étincelantes : le choc visuel que provoquait cette copropriété privée montpelliéraine, l’une des plus grandes et des plus dégradées de France, sera bientôt de l’histoire ancienne. Dans les étages, la joie des locataires est pourtant elle aussi… de façade. « C’est bien, le bloc est plus agréable, mais c’est un cache-misère », soupire Moustapha, le plus jeune fils de la famille Abzaoui, qui vit depuis treize ans au rez-de-chaussée d’un des immeubles rénovés. Le Petit-Bard sombre dans une spirale sans fin depuis les années 1990 : déflation des appartements (un T4 valait 14 000 euros en 2001), surendettement de la copropriété après les détournements de syndics véreux, dégradation rapide des bâtiments… En juin 2004, la mort d’un jeune dans un incendie dû à la vétusté du système électrique soulève une profonde émotion chez les habitants. Une mobilisation inédite aboutit un an plus tard à la signature d’un plan de rénovation. Depuis, l’association Justice pour le Petit-Bard ferraille pour faire avancer le projet malgré les freins politiques. Sur fond de pénurie de logements, le dialogue se corse à propos du relogement des familles dont l’appartement va être détruit et des problèmes de suroccupation, d’accessibilité ou d’insalubrité qui s’éternisent. Certaines familles attendent un logement social depuis vingt ans. En cette fin d’après-midi, un homme s’avance devant le local de l’association. Il tient une lettre de la commission d’attribution du Droit au logement opposable (Dalo). Sa demande vient d’être acceptée. « J’ai monté un dossier parce que nous vivons à neuf dans un faux F4. » Mais le logement qu’on lui propose est à La Livinière, une commune à 120 km de Montpellier. « C’est le même cirque pour tous les dossiers Dalo, rumine Khalid, président de l’association. Ils font des propositions impossibles à accepter pour les familles. » Le 25 septembre, l’expulsion d’un couple de retraités pour un impayé de huit mois a dégénéré. Une cinquantaine d’habitants et de proches du couple se sont interposés, provoquant l’intervention violente de la police. Cinq personnes comparaissent le 25 octobre pour outrage à agent, tandis que les deux retraités, sans solution de relogement, vivent dans un F2 avec leur fille.
HLM en tensions
« Les plans de rénovation urbaine ont accru les tensions sur les attributions locatives, avec la priorité donnée au relogement des locataires dont on a détruit le logement. Or, alors que l’objectif de ces programmes était de diversifier l’habitat et d’accroître l’offre sociale en dehors des quartiers ZUS, beaucoup de relogements ont dû avoir lieu en ZUS. Les municipalités n’ont donc pas tenu leurs engagements.
Les rénovations entraînent aussi des hausses de loyers. C’est un phénomène naturel, mais il creuse encore l’énorme décalage entre l’offre et les besoins. Nous ne savons pas construire des logements très peu chers. C’est un grave problème, car, sur les 900 000 à 1 million de logements manquants en France, on estime à 500 000 ou 600 000 les besoins de logement à très bas loyer. »
Christophe Robert , délégué général de la Fondation Abbé-Pierre
Étape 4, Clermont-Ferrand
Zones de sécurité prioritaires : « La pression monte »
Les traces de chaussures le long du mur témoignent des heures passées à « tenir le bloc ». Sous un préau au milieu des commerces, le point de ralliement du quartier Saint-Jacques peut rassembler plusieurs dizaines de garçons, du préadolescent au jeune adulte. Avec des niveaux de « galère » variables. Le face-à-face avec la police a toujours été électrique. Les habitants racontent les insultes (réciproques), les contrôles systématiques, les violences et les gardes à vue abusives. « On a tout essayé : jeter des caillasses, parler intelligemment, se taire. Il n’y a pas de solution », raconte Adem, 18 ans, apprenti boucher. À deux pas du centre-ville et du campus universitaire, Saint-Jacques, sa « muraille de Chine » monumentale avec ses 9 000 habitants, est un quartier populaire ouvert sur la ville et encore socialement mélangé. Il y a dix mois, il a été désigné parmi les 64 zones de sécurité prioritaires (ZSP), dispositif censé créer une coordination police-justice et apporter des effectifs de police supplémentaires. Il s’agissait, à Saint-Jacques, de répondre à une recrudescence des incivilités et à « l’occupation agressive de l’espace public ». Car la mort de Wissam El Yamni, en janvier 2012, à la suite d’une interpellation violente – dont les circonstances n’ont toujours pas été élucidées – a provoqué quinze jours d’émeutes et d’importants remous dans les quartiers de la ville. « Ça part en couilles, raconte Rayan, 18 ans, sans emploi. Et les flics flippent de tout le monde. Il y a beaucoup de jeunes qui se sont fait démonter. » Les premières heures de la ZSP ont valu à Saint-Jacques une confrontation tendue entre jeunes et forces de l’ordre qui occupaient le quartier. « Ça faisait monter la pression et ça ne servait à rien, se souvient Rachid [^2], un jeune homme longiligne qui travaille comme intérimaire ou sur les chantiers agricoles de la région. C’est quand on les voit qu’on a la mort. » « En vérité, c’est plus calme depuis que la police a cessé de passer », assure même un commerçant de la rue, qui a doucement noué contact avec les jeunes. Selon le témoignage de plusieurs riverains, l’été a été relativement calme, en raison notamment de nombreuses interpellations ces derniers mois. Mais cet optimisme relatif n’est pas partagé par les travailleurs sociaux, qui ont les yeux sur d’autres indicateurs. Un employé de la maison de quartier exprime notamment son inquiétude sur le front de l’emploi. « J’ai 15 à 20 jeunes sans boulot qui viennent chaque jour dans mon bureau. » «Il y a une défiance et une fatalité dangereuses, ajoute Cherif Bouzid, éducateur de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) dans un foyer clermontois et militant associatif. Les jeunes ont l’impression que la seule solution qu’on leur propose est de les “virer” de l’espace public. » Du côté de la préfecture de police, personne n’a souhaité répondre à nos questions.
Étape 5, Lyon
La citoyenneté, entre Alain Soral et l’islamisme
Au pied des trois dernières tours des Minguettes, une discussion politique s’anime crescendo. Se retrouvent là des électeurs de François Hollande, quelques mélenchoniens discrets et beaucoup d’abstentionnistes. Au sud de l’agglomération lyonnaise, dans ce grand quartier de Vénissieux qui a vu naître la Marche pour l’égalité en 1983, ceux qui marcheraient de nouveau ne sont pas nombreux. « Ici, il y a une personne sur vingt qui s’intéresse à la politique, lance Younes*, 26 ans. Et puis je vais te dire un truc, finit-il par lâcher, en se roulant un joint malgré les six caméras qui scrutent les lieux : la seule qui soit franche, c’est Marine Le Pen. » À en croire beaucoup d’observateurs de terrain, le désert politique des quartiers populaires a fait le lit de deux extrêmes. Propulsé par la polémique entourant les sorties de l’humoriste Dieudonné, l’antisémitisme d’Alain Soral et de son mouvement nationaliste et complotiste Égalité et Réconciliation (E&R) a trouvé son audience. Le cyberconférencier drague l’électorat musulman en l’invitant à afficher sa « francité »… et l’attire vers l’extrême droite. En bas des immeubles des Minguettes, le nom de Soral évoque vaguement quelque chose, mais la cote de l’idéologue est bien moindre que celle de Tariq Ramadan. « C’est une calamité pour nous, Soral séduit des jeunes que nous pouvions toucher », juge Karima Berriche, rencontrée au centre social qu’elle dirige à la Busserine, à Marseille. « Dans le contexte actuel de terreur identitaire et assimilationniste, beaucoup de musulmans se sentent obligés de montrer patte blanche en arborant leur nationalisme », raconte également Abdelaziz Chaambi, animateur de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie. L’autre crainte, avec les nombreuses « affaires » qui désignent les musulmans, est le développement dans les quartiers de l’islamisme. « La religion ne se préoccupe pas de politique, 95 % des salafistes restent cantonnés au cultuel », affirme au contraire Hamid, 43 ans et père de 4 enfants, en quittant la mosquée des Minguettes. « Ça aussi, c’est en train de changer, prévient Abdelaziz Chaambi. Certains salafistes ont un ancrage local extrêmement fort. » Pour beaucoup de militants, cette double impasse est le résultat d’une mise sous tutelle de l’expression citoyenne. Ils s’estiment même forcés de choisir entre deux carcans : se renier pour grandir en épousant le discours ambiant, ou conserver leur critique et leur identité en se coupant des financements et des postes à responsabilités. « Lorsqu’on porte une critique avec des habitants du quartier, les politiques nous font remarquer que ce sont eux qui nous donnent nos subventions. Financer ses contre-pouvoirs, c’est pourtant la base d’une démocratie », souligne David Rigaldiès, militant d’ATD Quart Monde.
Premier bilan des emplois aidés
Contre un chômage de 40,7 % chez les jeunes des quartiers populaires (en 2011), le gouvernement a activé deux dispositifs d’emplois aidés :
– 100 000 « emplois d’avenir » doivent être financés en 2013 pour les non-diplômés. Dans un contexte financier difficile pour les associations et les institutions, principaux employeurs, le dispositif a commencé mollement. Allégé, il démarre aujourd’hui avec une écrasante majorité de CDD, mais les quartiers populaires restent à la traîne (15 % des 60 000 premiers contrats, contre un objectif de 20 %).
– Le dispositif des « emplois francs », qui sera expérimenté dans dix villes jusqu’en 2016, est né d’un constat d’échec des « zones franches urbaines ».
Désormais, l’embauche en CDI d’un habitant d’une zone urbaine sensible (ZUS) âgé de moins de 30 ans est accompagnée d’une aide de 5 000 euros par an.
Étape 6, Dijon
La main invisible de la politique de la Ville
En complet noir, c’est une figure discrète qui sillonne le quartier des Grésilles. D’associations en équipements sociaux, culturels ou sportifs, il prend la température et distille quelques conseils techniques. Avec ses 350 confrères, présents dans les quartiers « sensibles » depuis 2008, Patrice Marmot, « délégué du préfet », incarne une machine politique complexe, censée coordonner l’action de onze ministères avec les collectivités locales, les agences de rénovation urbaine (Anru), de la cohésion sociale (Acsé), les bailleurs, les associations, la police, etc. Une « vision transversale »… à défaut d’avoir les moyens d’un « plan Marshall ». Car les crédits de la politique de la Ville représentent 0,2 % du budget de l’État et ont chuté de 46 % entre 2008 et 2012. Cette action de l’État reste tributaire des enjeux locaux, avec des risques parfois importants de télescopage avec les collectivités, qui gardent théoriquement la main sur le terrain. À cela s’ajoute la frustration de beaucoup d’associations d’habitants, qui réclament d’être mieux impliquées dans les processus de décision.
[^2]: Le prénom a été modifié