Frontex : Le garde-frontière de l’Europe
Lancée en 2004, l’agence Frontex est avant tout un outil de contrôle au service d’une Europe forteresse, dont elle assure la « sécurité » des frontières plutôt que celle des migrants.
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Alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe par bateau, plus de 400 migrants sont morts au mois d’octobre près de l’île italienne de Lampedusa. Un drame de plus dont l’ampleur choque l’Europe. Cécilia Malmström, commissaire européenne aux Affaires intérieures, réclame alors une « grande opération de sécurité et de sauvetage » dans la Méditerranée, opération pilotée par l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures, Frontex. Pourtant, si l’on se penche sur la genèse de sa création et son évolution, il apparaît clairement que cette institution n’a rien d’une société de sauvetage en mer. En 1997, les États de l’Union européenne signent le traité d’Amsterdam, intégrant les accords de Schengen dans le droit européen. L’espace de libre circulation, devenu réalité, doit être protégé. Du sommet de Tampere, en 1999, à celui de La Haye, en 2004, l’Europe organise le contrôle de ses frontières, devenues communes. « Le déclencheur de toute cette politique, c’est la peur à l’égard du phénomène migratoire, explique Jean Rossetto, professeur de droit européen à Tours. Ce n’est pas nouveau. Après la chute du mur [de Berlin], les États-membres ont même envisagé de renoncer à Schengen, par peur d’une grande migration des populations de l’Est. Cette crainte se déplace au gré des événements internationaux et médiatiques. Au seuil du XXIe siècle, elle se tourne vers le Sud et prend une tournure plus opérationnelle. »
En 2002, le Conseil européen crée le groupe Scifa+, au sein du Comité stratégique sur l’immigration, les frontières et l’asile, avec pour mission de coordonner de nombreux centres de gardes-frontières dans différents États-membres. On parle alors de « gestion intégrée des frontières extérieures ». En 2003, la Commission propose la fondation d’une agence assurant cette gestion. Un an plus tard, un règlement crée Frontex, agence chargée de collaborer avec les polices des frontières des États-membres et de coordonner leurs opérations, de former des gardes et d’assurer un suivi des progrès technologiques en matière de contrôle et de surveillance. Son bureau est alors constitué des chefs des polices des frontières européennes. Ces experts, déjà présents au sein de Scifa+, ont développé une étude des flux migratoires baptisée « analyse de risques ».
« Cette analyse est l’un des ressorts du consensus autour de la création de l’agence, mais aussi un élément essentiel de son fonctionnement », explique Sara Casella-Colombeau, membre de Migreurop, l’association de défense des migrants. Se fondant sur des données recueillies par les gardes-frontières nationaux, Frontex peut ainsi gérer l’envoi de fonds – ou de troupes – aux frontières. En 2006, l’agence, conjointement avec les États, lance ses premières opérations de patrouille. Baptisées « Héra » ou « Poséidon », ces interventions se révèlent coûteuses. Justifiant la constante augmentation du budget de l’agence : 6 millions d’euros en 2005, 100 millions en 2011, avant de retomber, crise oblige, à 86 millions en 2013. Frontex travaille également avec des pays voisins, comme le Maroc ou la Libye, en passant des accords « techniques » afin de pouvoir former des patrouilles communes et intervenir sur un territoire ou dans des eaux extra-européennes. « Le but de Frontex est d’anticiper le plus possible les arrivées de migrants, en favorisant les contrôles en amont », explique Jean Rossetto. Dans le même temps, l’Union européenne multiplie les accords de réadmission des migrants illégaux avec leur pays d’origine ou de passage. Dès l’adoption, en 2008, d’une directive de retour des migrants, Frontex est également chargée d’organiser des vols de retour regroupant des étrangers en situation irrégulière dans différents pays européens. « Frontex assiste les États-membres en coordonnant leurs efforts afin de maximiser l’efficacité et de minimiser le coût [de ces renvois] tout en assurant le respect des droits fondamentaux », explique le site de l’agence. « Des charters d’expulsion », assène Sara Casella-Colombeau.
Les défenseurs des droits de l’homme dénoncent également le traitement des migrants interceptés lors des opérations conjointes entre l’agence et les États-membres. Cible de nombreuses attaques, Frontex a toujours nié toute responsabilité, les États restant juridiquement responsables. Toutefois, les critiques s’accumulent. Aussi, en 2011, le règlement change et la question des droits est intégrée. Mais, si cette problématique fait irruption dans le fonctionnement de l’agence, sa mission n’est pas pour autant remise en question. Elle se voit même renforcée puisque Frontex, dont le matériel était jusque-là prêté par les États, acquiert la possibilité d’acheter ses propres bâtiments. Dernière évolution en date, le programme Eurosur, voté il y a quelques semaines au Parlement européen, dont le budget est évalué à 244 millions d’euros sur la période 2014-2020. Administré par Frontex, il vise, d’une part, à centraliser et à échanger les informations des services nationaux de surveillance des frontières et, d’autre part, à développer les « frontières intelligentes », soit une surveillance technologique de ces zones, centralisée au sein de l’Agence. « Frontex préfigure un système de contrôle commun des frontières extérieures, analyse Jean Rossetto. À terme, on se dirigerait vers une gestion totalement européenne des frontières. L’agence est donc à la fois le bras technique et le symbole d’une politique européenne des migrations. »