Le FN, « bon client » de Pujadas

D17 juin 2013. Au lendemain de la législative partielle de Villeneuve-sur-Lot. Le candidat socialiste, qui remplace au débotté Jérôme Cahuzac, l’ex-ministre des Finances exclu du PS pour fraude fiscale, a été éliminé dès le premier tour. Le FN fera face à l’UMP au second. Vu le contexte de « l’affaire Cahuzac », le résultat du scrutin n’est guère étonnant. Ni d’ailleurs révélateur. Mais David Pujadas a décidé de consacrer une dizaine de minutes, soit un quart de son JT du soir, à « ce nouveau signal de la poussée du Front national ». Ample mouvement de caméra. Derrière le présentateur vedette, trois écrans font apparaître Marine Le Pen, immense et triomphante, à côté de la flamme tricolore. Quelques minutes vite expédiées pour expliquer « la débâcle du PS » dans un reportage qui s’intéresse plus au jeune candidat FN qu’aux raisons de la « débâcle ». « Alors je vous le disais, reprend Pujadas, face caméra, ce nouveau signal intervient à un moment où Marine Le Pen franchit un seuil sans précédent dans les sondages. Regardez ce chiffre… » Sur l’écran géant, s’affichent un gigantesque « 40 % » et une courbe rouge bondissante. « Quatre Français sur dix ont une bonne opinion de la présidente du FN, répète Pujadas, les mains jointes, l’air contrit. C’est, bien sûr, du jamais vu… Alors comment expliquer cette montée en puissance ? »

Le JT du 17 juin à revoir en cliquant ici.

Réponse avec le sujet suivant : « Les nouveaux visages du FN ». Même si l’ « enquête » annoncée est un micro-trottoir. Voici donc ces « visages » dont on ne saura rien. Ni le nom, ni la profession, ni même s’ils sont militants de longue date ou électeurs d’un soir. Ils paraissent avoir été rencontrés au hasard des rues. Un accent du Sud, une boucle d’oreille, une chemise bien repassée suffisent à faire d’eux des catégories abstraites. « La ménagère », « le prolo », « le jeune ». Des « monsieur-et-madame-tout-le-monde » auxquels on s’identifie sans mal devant son téléviseur. La voix off embraye sur les « dernières recrues » du FN. Cette fois, l’identité de l’interviewé est clairement mise en avant. Robert Ménard, « à l’origine plutôt de gauche », a « sauté le pas »  : « Franchement », le candidat aux municipales à Béziers n’a « aucun problème, aucun état d’âme » à être soutenu par le FN. L’autre « prise de guerre » (sic) se nomme Fabien Engelmann. Un ancien de la CGT, dont le seul véritable fait d’armes est d’avoir été nommé responsable du FN en Moselle. Derrière lui, l’usine d’ArcelorMittal se détache sur un ciel de carte postale. « J’étais à la gauche de la gauche, mais avec le temps, avec l’âge, je me suis dit : “Voilà Fabien, tu t’es trompé…” » Nous aussi peut-être, sommes-nous dans l’erreur ? Retour sur le plateau redécoré aux couleurs frontistes. Brice Teinturier, de l’institut Ipsos, a fait son apparition. « Quelles sont les expressions qu’on accole le plus fréquemment à Marine Le Pen ? », demande Pujadas. La question semble suffisamment importante pour que Teinturier y réponde avec le sérieux d’un pape : « En positif, on dit d’elle qu’elle est courageuse, qu’elle dit ce que les autres n’osent pas dire, et puis qu’elle est proche du peuple. » En négatif ? « Ceux qui l’aiment moins, qui l’apprécient moins, précise-t-il comme s’il prenait ses distances, vont dire qu’elle est peu compétente, et qu’en termes de crédibilité économique, il y a encore quelque chose qui n’est pas achevé. » Question de temps donc… « En revanche, poursuit le sondeur, ce qu’on dit beaucoup moins qu’auparavant, c’est qu’elle serait trop extrême. Là, il y a quelque chose qui s’est considérablement atténué… » « …Et c’est en train de changer », le coupe Pujadas. Conclusion sans appel.

Le FN change, s’ouvre, se modernise. Devient banal. Des fois qu’on n’aurait pas bien compris, le même refrain passe en boucle sur France 2, et presque partout ailleurs. Le PAF abonde de ces micro-trottoirs où jamais ne dépasse le moindre crâne rasé. Regorge de ces déferlantes de chiffres censés objectiver une réalité plus que douteuse, de ces voix off mi-incrédules mi-fascinées qui toujours laissent le dernier mot à l’interrogé, et de ces «  coming out  » politiques racontés, chaque fois, sur le registre de la révélation… À défaut d’être une réalité politique, la « dédiabolisation » chère à Marine Le Pen a fini par devenir une réalité médiatique. « Le FN est devenu, pour beaucoup de Français, un parti comme les autres », affirme Julian Bugier, le remplaçant de Pujadas. Ce 10 octobre, le FN n’a pas encore lancé son opération de communication sur l’existence d’un collectif de profs encartés au FN que le JT de France 2 dégaine déjà le portrait de cette directrice d’école, tête de liste à Tarascon (Bouches-du-Rhône).

Un sujet à regarder en cliquant ici.

Elle est jeune et jolie, et ne représente qu’elle-même. Mais dans le système médiatique, un exemple bien choisi vaut souvent généralité. Quatre jours plus tard, le « succès » du FN à la cantonale partielle de Brignoles constitue une nouvelle occasion d’expliquer que « le vote FN n’est plus un tabou », assure Pujadas. Suit un reportage intitulé « Ma fille vote FN » – avec ce possessif, l’identification peut jouer à plein –, qui nous fait, encore une fois, découvrir la « nouvelle génération »  de frontistes : la jeune fille bien sous tout rapport qui a fait adhérer son mitterrandiste de père aux idées du parti, mais aussi le « fils de prof », plutôt beau garçon, « élevé dans le respect de la République, de la laïcité ». Et même le jeune « musulman » issu d’une famille algérienne, qui trouve que Marine Le Pen ne s’en prend pas tant que cela à l’islam… Mais puisqu’on vous dit que le FN n’est plus le FN !

Inévitablement, la question se pose  : les médias font-ils sciemment le jeu de l’extrême droite ou sont-ils juste irresponsables ? Difficile de trancher au vu de l’incroyable échange, narré plus haut, entre Pujadas et Teinturier. Un téléspectateur avisé pourra de même s’interroger : pourquoi France 3-Île-de-France invite-t-elle la présidente du FN, candidate dans aucune ville de la région, dans une émission sur les municipales, alors même que les autres partis sont représentés par leurs têtes de listes, moins connues et moins rompues à l’exercice télévisuel ? Certes, la dictature du « buzz » se nourrit des « coups » habilement orchestrés par un FN qui aime à sortir des « noms » de son chapeau – récemment, un Roucas ou un Marionnaud. Quant à la transgression labellisée Marine Le Pen, c’est pain bénit pour des médias en quête d’audience. Fabriquer des histoires où un type ordinaire est devenu quelqu’un après avoir pris sa carte au Front national est, enfin, un «  storytelling  » à peu de frais pour des chaînes soumises au diktat de l’info à flux tendu. Comme BFM TV qui signe une « enquête » sur le « FN new-look » en suivant « Ludovic, Anthony, Kevin, 20, 21, 22 ans, des physiques de boys band », investis aux municipales par un parti où – c’est assez rare pour être souligné – on laisse leur chance aux jeunes…

Ajoutée à la course à l’audimat, la « peopolisation » de la vie politique finit par faire des dégâts. Plus encore que pour les autres partis, la sphère médiatique « colle » à la feuille de route des communicants du FN. Et passe son temps à commenter, décortiquer, analyser, non pas le programme ou les procès perdus par le parti, mais sa communication. Le FN est-il parvenu à nous convaincre qu’il a changé ? Marine Le Pen apparaît-elle plus ou moins sympathique que son père ? Les seniors sont-ils séduits par cette nouvelle image ?

Peu de journalistes pour nous dire que la sortie de l’euro sauce FN serait une catastrophe économique, rappeler aux « prolos » qui votent pour elle que Marine Le Pen est millionnaire. Ou souligner que, comparativement au Front de gauche ou au PS, le FN recrute finalement assez peu de jeunes. De toute façon, à la télé, montrer suffit à faire exister. Et dans ce monde de pure communication, les « spécialistes de l’opinion » ont remplacé les analystes politiques… Ceux qui ont une mémoire. Alors, le défilé des « nouveaux visages » peut se poursuivre ad nauseam. Et les sondeurs peuvent continuer à empiler leurs chiffres sur l’image du FN auprès des sympathisants de gauche, de droite ou du centre. Avec quelles conséquences dans les isoloirs ? Cela, le JT de France 2 ne nous le dira pas.