Le peuple sans voix
Qui peut dire à quoi les Roms, les écoliers, les contribuables ou les délinquants « ont vocation » ? Ceux qui assènent leur réponse toute faite usent de ce mensonge de la représentation nommé démagogie. Analyse de François Cusset.
dans l’hebdo N° 1272 Acheter ce numéro
Le bijoutier niçois qui abat dans le dos son jeune braqueur, avec l’assentiment d’un million et demi de complices sur Facebook, est-il le représentant du bon peuple des commerçants et des Français qui se lèvent tôt ? Les mots du ministre de l’Intérieur, pour lequel les Roms ont vocation à rentrer chez eux (même quand ils n’ont pas de « chez eux »), représentent-ils de façon adéquate l’opinion de la majorité, du moins celle des électeurs qu’on s’arrache en vue des municipales ? Les libéraux qui font de la France une terre d’arriération si on ne peut y acheter un tournevis ou un best-seller le dimanche sont-ils les représentants légitimes de la foule des consommateurs et des piétons dominicaux ? Les pourfendeurs du ras-le-bol fiscal, quand ils avertissent le pouvoir en place que les contribuables asphyxiés sont au bord de l’insurrection, représentent-ils vraiment les contribuables en question, dont on connaît l’asphyxie mais pas le point de vue sur la question ? Et, à la limite, les experts en chrono-pédo-biologie qui, du haut de leur pseudoscience, ont établi que le cerveau enfantin était plus à même d’absorber le savoir républicain à 11 h 15 du matin qu’à 15 h 15 de l’après-midi, justifiant ainsi l’une des réformes scolaires les plus mal engagées des dernières décennies, représentent-ils, à leur tour, l’expérience et les besoins de millions de parents et d’écoliers ?
À chaque fois, la réponse est dans la question : il va de soi que non, cinq fois non, avant même de débattre de ces leitmotivs de l’actualité récente. Car, peu importent ici les débats sur la délinquance, l’intégration, le travail dominical, l’austérité fiscale ou les rythmes éducatifs, ce qui est en crise n’est autre que la représentation, sociale et politique : c’est l’idée ancienne, sous-tendant non seulement l’ordre démocratique mais aussi la mission des médias d’information, qu’un sujet brûlant, un mot de trop ou un édile ambitieux puissent représenter autre chose qu’eux, représenter la majorité silencieuse et les préoccupations de ce peuple dont on n’en finit pas de confisquer la parole. On dira que la représentation démocratique n’a jamais bien fonctionné, qu’on n’a pas attendu l’âge cyberpopuliste pour la voir dérailler, et que c’est dans les illusions de son postulat de départ, dans les défauts de son mécanisme, qu’ont toujours pu s’insinuer la surenchère démagogique et les tentations totalitaires. Certes. On pourrait même ajouter, un brin fataliste, que la démagogie, résidu inéliminable du grand compost démocratique, est aussi peu dissociable du jeu électoral que la propagande l’a toujours été du régime dictatorial. Mais il n’y en a pas moins une situation nouvelle, et inquiétante, dont ces discours-là, entre injonctions néolibérales et échéances électorales, sont aujourd’hui les symptômes saisissants. C’est une situation dans laquelle les mensonges structuraux, ceux qui assoient les mécanismes même de la domination parce qu’on ne les comprend plus comme mensonges, qu’on les rabat sur la vérité de l’existence quotidienne, peuvent alors faire des ravages. En d’autres termes : on ment, comme d’habitude, sauf qu’on ne sait plus qu’on ment. De fait, il y a bien, pour reprendre cette liste très éclectique, un mensonge structural dans chaque cas : qu’un citoyen doive se faire justice, qu’un indésirable ait vraiment le choix entre se fondre ou s’en aller, que consommer soit un droit à revendiquer, que les impôts permettent encore de défendre la justice sociale – autant de mensonges structuraux, d’hypothèses biaisées nécessaires à ceux qui les émettent pour défendre leurs intérêts, et achever de former la fiction d’un peuple aligné derrière ses preux représentants. Mais qu’on y accorde foi à ce point, qu’on voie aussi peu qu’aujourd’hui ce qu’ont de fallacieux pareilles hypothèses, qu’on en débatte (presque) sérieusement en perdant de vue le dispositif d’ensemble qui nous impose ces questions, voilà le problème. Et voilà ce qui, pour une bonne part, est inédit. Trois raisons à cela, pour aller vite, avec pour corollaires trois paradoxes : la sélection de ce qui mérite l’attention, la verticalisation de la société et le bourdonnement inaudible des sans-voix.
Premier facteur, crucial : en ces temps de crépuscule médiatique, où le rapport séculaire entre médias et espace public est censé vivre ses dernières heures, jamais le conformisme informationnel n’aura à ce point étouffé la libre parole. C’est ce que les sociologues des médias nomment la fonction d’agenda : les médias ne nous disent pas que penser, leur influence est plus insidieuse, ils nous disent sur quoi penser, tous s’entendant pour arrêter à quatre ou cinq sujets identiques les nouvelles ou questions méritant chaque jour de nous être transmises. Et il faut bien convenir que le cyberjournalisme et les sursauts d’audace ici ou là n’ont pas changé grand-chose, au contraire : en rebondissant à leur tour sur les provocations verbales des ambitieux ou les questions mal posées des éditorialistes en vue, ils nous empêchent de voir ce que cachent, de vrais problèmes et de tactiques à plus long terme, les très périssables sujets du jour, nous faisant accroire que rien n’importerait plus aujourd’hui que l’autodéfense du petit propriétaire ou l’urgence de renvoyer chez eux quelques milliers de Roms qui seraient la source de tous nos maux. La pléthore des commentaires, la mitraille des nouvelles, l’initiative même des citoyens dans ces débats n’ont fait qu’aggraver les choses, renforçant la frontière entre ce qui mérite quelque attention et ce qui compterait moins, parce qu’aucun événement n’en imposerait l’urgence.
Second paradoxe : derrière le chaos démocratique du capitalisme pour tous et de l’interactivité obligatoire, où certains voient une dé-hiérarchisation irréversible de la société, on assiste à un phénomène inverse de reverticalisation, de resserrement du pouvoir comme de la lumière autour d’un nombre toujours plus réduit d’individus, non seulement les cadors de la politique spectacle (sans laquelle Manuel Valls ne surferait pas sur cette vague nauséabonde) mais aussi les technocrates plus anonymes, mais pas plus nombreux, qui savent pour nous, mesurent pour nous, réforment pour nous. L’élite en question, pour interchangeable et mobile qu’elle soit (les politiques en fondés de pouvoir de la finance, et les managers en propagandistes du bien-vivre), dispose désormais d’un plus grand pouvoir de nuisance que dans la France du « Général » ou de tonton Mitterrand, périodes d’une plus grande inertie de valeurs et d’une plus grande stabilité institutionnelle. Comme nous le rappelle l’histoire biblique de Gog et Magog, c’est l’ambition d’une toute petite poignée, et la fascination qu’elle est amenée à exercer, qui fait la portée de leurs propos : ce qu’ils disent aura d’autant plus d’effets qu’ils seront les seuls écoutés – autre évidence logique qu’on oublie aujourd’hui.
Enfin, face à l’alliance de la fonction d’agenda et du resserrement hiérarchique, résistances et contre-discours peinent à s’affirmer, faute d’organisations pérennes, d’unité sociale, et de courroies de transmission. Ultime paradoxe : à l’heure où chacun a voix au chapitre, tient un blog ou un compte Twitter, ou inonde l’espace social virtuel de dizaines de textos et de mails quotidiens, les tendances plus lourdes que sont la désaffiliation sociale et la dissolution des structures collectives interdisent à ces voix dissonantes de faire corps, de faire cause commune, d’être en fin de compte autre chose que le bourdonnement continu de petites monades volubiles persuadées qu’on ne la leur fera pas. Car c’est bien dans le vide d’un vrai contre-pouvoir, dans le désert d’une contestation effective, que peuvent s’enfoncer comme dans du beurre les démagogues du jour, et monopoliser, parfois depuis longtemps, le devant de la scène. Derrière ces facteurs eux-mêmes changeants, c’est en définitive le statut de la vérité, dans l’espace social et politique, qui se trouve en jeu : quand tout est possible, quand tout peut être démontré ou supputé, quand on peut tout dire à bonne distance de ce qui a vraiment lieu, sans que ne vienne jamais l’infirmer l’épreuve du réel, alors rien de ce qui est dit ne compte vraiment, et la vérité d’un discours, son parler-vrai, s’efface derrière son chantage moral, sa fonction divertissante, son ronflement continu parmi la masse indifférente. Lourde affaire que le statut de la vérité ; en attendant, il serait bon, pour affronter ces tendances, de réapprendre à parler d’autre chose (que de ce qu’on nous impose de commenter), à s’adresser à d’autres (qu’à la poignée prétendant nous représenter), et à parler d’une seule voix, ou d’une seule contre-voix. Sans quoi, derrière le boniment de la représentation, c’est le bébé démocratique qui risque de s’en aller avec l’eau du bain démagogique : les pires des sombres temps seront alors bel et bien de retour.