L’illumination pasolinienne : entretien avec Emanuele Trevi

Dans Quelque chose d’écrit, Emanuele Trevi donne une lecture inédite de l’œuvre du poète.

Christophe Kantcheff  • 24 octobre 2013 abonné·es

Au début des années 1990, Emanuele Trevi a travaillé au fonds Pasolini, que dirigeait à sa manière excentrique Laura Betti, qui fut proche de Pier Paolo Pasolini. Dans Quelque chose d’écrit, Emanuele Trevi s’approche du poète assassiné en 1975 en dressant le portrait de l’actrice et chanteuse, « la Folle », et en donnant une passionnante lecture de Pétrole [^2], roman posthume publié en Italie dix-sept ans après la mort de Pasolini, qui a renouvelé la perception de son œuvre.

Pourquoi n’avoir envisagé que le Pasolini de la fin, celui de Salo ou les 120 journées de Sodome et, surtout, de  Pétrole  ?

Emanuele Trevi : Parce que ces deux œuvres terminales sont la trace d’un changement radical dans la manière d’interpréter le monde. Pétrole et Salo sont deux œuvres issues d’une réflexion radicale sur l’identité. Dans Pétrole, il y a un prodige initial : Carlo, un ingénieur qui cherche du pétrole au Moyen-Orient, se dédouble. Pasolini a toujours affirmé que le double est le sommet de l’art littéraire. Mais, plus encore, il dépasse la conception du double en insérant dans ce prodige un nouveau prodige : les deux Carlo deviennent des femmes qui expérimentent le sexe masculin et parviennent ainsi à une connaissance de la réalité totalement inédite. Fondée sur une conception simple du pouvoir : les mâles possèdent le pouvoir, la pénétration sexuelle en étant une image. Il leur faudrait donc être capable de retourner la direction de cette énergie et la subir : être pénétré, violé par la puissance du réel. Ainsi, le goût de subir la violence, de la part de Pasolini, n’était pas seulement une idée philosophique. Il s’agissait réellement de provoquer et de se faire battre.

Votre lecture de Pétrole écarte d’autres thèses, comme celle, très courante, qui en fait un livre de révélations concernant des crimes à caractère politico-financier, ce qui pourrait expliquer le meurtre de son auteur…

Pétrole ne contient aucune révélation de ce type. Pasolini recopiait des extraits d’articles de journaux, de surcroît en changeant les patronymes, parus dans l’Espresso ou l’Unita. Mais le seul fait que certains aient pu soupçonner que Pasolini savait quelque chose, dans le climat de violence de l’époque, suffisait à faire de lui une cible. Et puis il faut éclaircir le mystère des chapitres manquants. Imaginons que, dans les jours ayant suivi le meurtre de Pasolini, quelqu’un des services secrets ait pénétré chez lui et volé une part du manuscrit. Il aurait justement dérobé le chapitre fatidique qui faisait des révélations. Ce voleur serait un hybride entre Maigret et Umberto Eco ! Car il faut avoir la capacité non seulement de soustraire des preuves mais de les reconnaître dans un manuscrit complexe. Un policier plus commun aurait volé l’intégralité du manuscrit.

Vous rappelez que le projet de Pétrole, en réalité, était d’écrire un livre composé de fragments…

Oui. Pasolini avait demandé à un grand professeur de littérature médiévale, Aurelio Roncaglia, des conseils pour bâtir une œuvre en faux fragments. Aurelio Roncaglia lui avait conseillé d’écrire, par exemple, cette formule : « Comme nous avons vu dans le chapitre précédent… », alors que ce chapitre n’existe pas. Cette dimension fragmentaire du projet se superpose avec le fait que Pétrole est une œuvre inachevée en raison de la mort de Pasolini.

Vous dites que Pétrole est un livre initiatique…

Il est impossible de ne pas y reconnaître une série de mots grecs qui concernent le lexique technique des rites d’initiation d’Eleusis. J’ai trouvé dans la bibliothèque de Pasolini des livres qui parlent de ces rites : ils étaient entièrement soulignés. On peut toujours feindre d’ignorer cela, parce qu’on a, par exemple, une idée « laïque » de Pasolini. Celui-ci a beaucoup lu un texte de Mircea Eliade, au titre involontairement pasolinien, Mystères et régénération spirituelle, alors qu’il vient d’inventer l’androgynie de ses personnages, quelques mois auparavant. Ce texte, qui montre que tous les rites d’initiation ont une composante androgyne, a confirmé son intuition.

En quoi cette analyse de Pétrole montre-t-elle une évolution importante chez Pasolini ?

Pasolini est le fils d’une tradition de pensée de la gauche italienne, hégélienne, rationaliste. Il se situe dans la lignée de son maître en histoire de l’art, Roberto Longhi, dont la pensée repose sur la possibilité de connaître le monde à travers une méthode. Celle de Marx a longtemps été prépondérante. Pasolini avait une grande foi dans la possibilité d’avoir une méthode. Mais, dans Pétrole, l’illumination se substitue à la méthode, c’est-à-dire exactement le contraire. L’initiation est un changement du niveau de la perception du monde, caractérisé par une instantanéité. C’est une hérésie pour la culture d’où provient Pasolini. De ce point de vue, Sade a été une lecture très importante.

Est-ce une interprétation qui retire Pasolini à la gauche ?

Non, qui l’adjoint à une autre pensée de gauche, celle de Walter Benjamin, par exemple, ou celles de Deleuze ou de Foucault.

Pasolini, dans les dernières années, disait qu’il était un « antimoderne »…

Parce qu’il exprimait une nostalgie de la société paysanne simple et pauvre. Elle avait, à ses yeux, ce qui s’était perdu à cause de la publicité et de la société consumériste : la dignité. C’est pourquoi il utilisait cette métaphore terrible de « génocide anthropologique ». L’évolution de la pensée de Pasolini a entraîné chez lui une solitude totale. Ses amis de gauche – justement parce que la civilisation paysanne, avec ses injustices, sa misère, la prépondérance de l’Église, etc., ne pouvait constituer un regret par rapport à la société de consommation – ne le suivaient pas. Mais Pasolini rappelait que la civilisation paysanne signifiait aussi les jours de fête, de félicité, d’unité, désormais disparus. L’existence d’hommes comme Pasolini est précieuse. Parce qu’il pense non pas la chose juste, mais l’ombre de la chose juste. Pour que la chose juste soit plus riche, plus nuancée.

[^2]: Pétrole , Pier Paolo Pasolini, traduit de l’italien par René de Ceccatty, Gallimard, 2006.

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