Manuel Valls, une rhétorique très adroite
Le ministre de l’Intérieur marie sans complexes libéralisme économique et surenchère sécuritaire. Dénoncé à sa gauche, il est, pour l’instant, protégé par sa popularité dans l’opinion publique.
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Depuis son arrivée place Beauvau, il n’a cessé de cultiver son personnage à contre-courant des valeurs de gauche. Mais, ce 24 septembre sur France Inter, Manuel Valls est allé plus loin. Trop loin peut-être. Sa sortie sur les Roms qui auraient « vocation » à rentrer en Roumanie a déclenché des jours de polémique. Rebelote la semaine dernière avec une nouvelle controverse : « l’affaire Leonarda ». Où l’on découvrait au passage qu’en allant arrêter les enfants aux abords des écoles, la gauche renouait avec les pratiques abandonnées même par Nicolas Sarkozy… Manuel Valls, qui rêve de l’Élysée, a décidé de reprendre en main l’agenda médiatique. Pour en être le centre. Rien n’est laissé au hasard par l’ancien dircom de Jospin et de Hollande. En pleine polémique sur le départ de Leonarda, celui qui ferait presque passer le discours de Grenoble pour un morceau d’humanisme faisait dire à l’un de ses fidèles, Luc Carvounas, sénateur-maire PS d’Alfortville : « Sur le fond du dossier, il y a là une application de la loi de la République […], avec beaucoup d’attention pour les situations humaines, [notamment] le rapprochement des familles en même temps qu’elles étaient ramenées dans leur pays. » Une expulsion « humaine » parce qu’elle se fait… en famille !
Certes, un ministre de l’Intérieur, même socialiste, reste le premier flic de France. Mais comment expliquer que l’ancien rocardien, jeune militant à l’Unef-ID, un temps adhérent à la Ligue des droits de l’homme, ait viré à droite toute ? La conviction, comme d’autres, que la « rupture » peut rapporter gros. Mais aussi, peut-être, de froids calculs politiciens : « On peut penser que ce discours très droitier va faire le jeu du Front national, ce qui aurait pour avantage de multiplier les triangulaires avec le FN aux prochaines municipales et, ainsi, d’amortir la défaite du PS », estime Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques à Lille-II. « C’est en tout cas stupéfiant de voir à quel point le centre de gravité s’est déplacé à droite, observe le spécialiste du PS. Valls énonce des choses qui étaient de l’ordre de l’indicible il y a quelques semaines encore. » En réalité, cette spectaculaire droitisation du discours a débuté cet été. Par une pluie de provocations. Le 25 juillet, le Monde rend publique une lettre que le ministre a envoyée au Président, où il dénonce la réforme pénale, selon lui trop laxiste, que prépare la garde des Sceaux.
Sous la présidence de Didier Migaud, la Cour des comptes est devenue le principal acteur politique de la rigueur budgétaire, très écoutée de l’Élysée et de Matignon. La juridiction financière de l’État dépasse de loin sa mission d’ausculter les comptes publics. En distribuant les feuilles de route et les rappels à l’ordre au gouvernement, le socialiste, nommé sous Sarkozy, instille partout la doctrine libérale et agace de plus en plus au sein de la gauche du PS. En février, lors de la présentation du rapport public annuel de la Cour des comptes, son président a fait de la baisse des dépenses publiques « une priorité absolue ». Peu importent les conséquences sociales de cette politique : Didier Migaud a récemment brocardé l’Éducation nationale pour l’augmentation de ses effectifs et exhorté les collectivités locales à réduire leurs dépenses. Un remède de choc qui prépare le terrain à la concurrence sauvage et à l’explosion des inégalités, pire que le mal.
Libéralisme économique et couplet sécuritaire. Ça vous rappelle quelqu’un ? « Valls est un Sarkozy de gauche, il passe son temps à transgresser », souligne Rémi Lefebvre. Il voulait jadis se débarrasser des 35 heures et du mot « socialiste ». L’ex-maire d’Évry, accro à la police municipale et aux caméras de surveillance, entend désormais faire « mieux que la droite » en matière de sécurité. Non content d’expulser autant qu’elle [^2], et d’avoir renoncé à la mise en place d’un récépissé pour limiter les contrôles au faciès, le ministre se faisait, dès les premières heures du mandat de Hollande, le fossoyeur du droit de vote des étrangers, qui n’est pas, selon lui, « une revendication forte dans la société française ». Qu’importe qu’elle soit une revendication du PS depuis plus de trente ans. Valls n’est pas un homme de parti, c’est un homme de sondages. À force de déclarations fracassantes et de unes people où il pose avec son épouse, violoniste, le bon dernier de la primaire socialiste (avec 6 % des voix) a fait son trou dans l’opinion. Selon le baromètre Ipsos- le Point du 14 octobre, il est ainsi devenu le troisième homme à… droite, devant François Fillon et Jean-François Copé, et juste derrière Nicolas Sarkozy et Alain Juppé.
Alors, la « gauche morale » a beau pousser des cris d’orfraie, ce pragmatique amoral n’a pas fini de faire mouche. Y compris chez ces maires débordés par les campements de Roms, que son discours rassure. Comme le strauss-kahnien Dominique Baert, député-maire de Wattrelos (Nord), pour qui « il ne faut pas être hypocrite ni frileux ». Et qui signait le 29 septembre, avec seize députés et sénateurs PS (dont Gérard Collomb, maire de Lyon, Daniel Vaillant, maire du XVIIIe arrondissement de Paris, ou Philippe Doucet, maire d’Argenteuil), une tribune dans le Journal du dimanche pour défendre Manuel Valls. « Valls est isolé au sein du PS, estime Rémi Lefebvre, mais les municipales sont une rampe de lancement pour affirmer sa position au sein du parti. » Un parti qui se divise aujourd’hui entre les « anti » et les « pro » Valls. Aurait-il déjà gagné ?
[^2]: Parfois contre l’avis des consulats, voir « Expulsions : comment la France contourne le droit international » sur Politis.fr