Beria, le bourreau au double visage
Jean-Jacques Marie signe un portrait édifiant du chef de la police de Staline.
dans l’hebdo N° 1276 Acheter ce numéro
La scène se passe à la conférence de Yalta. Roosevelt se penche vers Staline et lui demande : « Qui est cet homme assis en face de l’ambassadeur Gromyko ? » « Ah, répond Staline, c’est notre Himmler, c’est Beria. » La comparaison avec le chef de la SS en dit long sur le personnage. C’est l’une des nombreuses anecdotes rapportées par l’historien Jean-Jacques Marie dans le livre passionnant qu’il consacre à la figure centrale de la terreur stalinienne.
Ce fils de paysans pauvres d’Abkhazie a gravi tous les échelons du Parti communiste d’Union soviétique en se montrant toujours le plus résolu dans l’accomplissement des crimes les plus ignobles. Procès truqués, machinations, tortures, déportations et crimes de masse jalonnent la carrière de Lavrenti Pavlovitch Beria jusqu’à faire de lui, à partir de 1938, le dirigeant de la police politique, le NKVD. L’ouvrage de Jean-Jacques Marie vaut d’abord par ce qu’il révèle de l’époque. Comme il le souligne, brosser le portrait de Beria, c’est faire le portrait du stalinisme. C’est découvrir ce « matériau humain » que Beria utilise pour construire l’appareil du NKVD. « Une hiérarchie d’asociaux et de déchets […] entraînés au mensonge, à la falsification, à la fraude », commentait Trotski, qui ajoutait : « Ils n’ont aucun idéal au-dessus de leurs propres intérêts personnels. »
Ces derniers mots pouvant s’appliquer à Beria lui-même qui, dans ses jeunes années, ne s’est guère senti concerné par la Révolution de 1917. Mais la vie de celui qui était devenu l’officieux numéro 2 du régime ne se résume pas à un entassement de cadavres. À la mort de Staline, il montre une autre face de sa personnalité. Beria est un « politique ». Avant tout le monde, il perçoit la fragilité du système. L’URSS est, il est vrai, dans « un état lamentable ». L’historien russe Naoumov, cité par Marie, estime que « la société soviétique se trouvait à la veille d’une explosion sociale ». Beria le pressent. Et lui, le plus grand pourvoyeur de prisonniers du goulag, propose de démanteler le goulag. En quelques jours, il met un terme à la machination montée contre les « blouses blanches », des médecins, pour la plupart juifs, accusés par Staline d’avoir empoisonné des dirigeants du Parti. Et le voilà qui, dans un discours célèbre, promet « de faire respecter les droits des citoyens ». Jean-Jacques Marie montre comment le tueur sans scrupule devient alors le lointain précurseur de la perestroïka.
La contradiction entre les deux faces du personnage est difficilement supportable. Beria tombe parce qu’il fait peur à trop d’apparatchiks et parce qu’il sous-estime un rival, Nikita Khrouchtchev. Il périt par là où il a péché. Jean-Jacques Marie souligne l’ironie : le plus grand criminel de l’histoire de l’URSS est condamné et fusillé pour des crimes qu’il n’a pas commis…