De l’austérité à la haine de l’autre
La crise sociale, la ghettoïsation des cités et l’instrumentalisation de la question de l’identité nationale exacerbent les différentes formes de racisme. Avec un redoutable amplificateur, les réseaux sociaux.
dans l’hebdo N° 1278 Acheter ce numéro
Face aux « annonces successives de liquidations judiciaires et de plans sociaux, [le] climat [est] douloureux » et même accablant, écrivent des préfets dans une note qui alerte sur le climat économique et social. Ils évoquent un « mélange de mécontentement latent et de résignation [qui] s’exprime de façon éruptive à travers une succession d’accès de colère soudains, presque spontanés, et non au sein de mouvements sociaux structurés ». Effet d’une crise sociale qui n’en finit pas ? La conjonction du chômage et de la disparition de services publics est dévastatrice. Elle alimente le chacun pour soi, comme en témoigne cette réaction de certains « bonnets rouges » en Bretagne qui, dans une poussée de fièvre régionaliste, clament qu’ils en ont « marre de payer des impôts pour engraisser les riches à Paris ». L’Autre a tôt fait de devenir l’ennemi. L’exacerbation de la concurrence mine, plus encore que les rapports sociaux, les relations personnelles. L’incitation à la haine n’est plus très loin. « Le racisme est le fruit pourri de l’austérité », résume François Delapierre, secrétaire national du Parti de gauche. « Elle libère une parole raciste, aussi parce qu’il n’y a pas les réactions nécessaires au niveau de l’État ».
Face au déferlement de propos racistes depuis quelques semaines, les condamnations verbales se sont multipliées. Même l’ONU a diffusé un communiqué pour condamner les attaques racistes à l’encontre de Christiane Taubira. Des actions sont également prévues. Les grandes associations antiracistes (LDH, Mrap, SOS Racisme) et centrales syndicales (CGT, Solidaires, CFDT, Unsa, FSU, Fidl, Unef, UNL) appellent à une marche contre le racisme le 30 novembre. Cette initiative se démarque ainsi de l’appel à la « marche des Républicains » prévue le 8 décembre, lancé sur les réseaux sociaux par un collectif de jeunes proches du Parti socialiste (mais se proclamant indépendant), soutenu également par des jeunes issus de l’UMP et de l’UDI. Edwy Plenel, président de Mediapart, a appelé quant à lui à une marche le 3 décembre, jour du trentième anniversaire de l’arrivée à Paris de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Tandis qu’ACLefeu et des associations d’immigrés ont prévu de célébrer cet anniversaire le 7, avec le soutien des Verts, du PCF, du NPA et des Alternatifs. Le PS organisera son propre meeting contre l’extrémisme le 27 novembre, avec Christiane Taubira, Manuel Valls et Vincent Peillon en invités d’honneur. Plusieurs événements pour une même cause : lutter contre le racisme.
Mais les préjugés deviennent plus violents encore quand l’immigré est différent par sa couleur de peau, sa culture ou sa religion. Les peurs sociales se déplacent alors pour se superposer à des questions identitaires. La laïcité est instrumentalisée pour stigmatiser les musulmans. C’est ainsi que l’islamophobie est sans aucun doute la forme de racisme la plus développée dans la France de 2013. En ces temps de crise, les débats sur l’identité nationale lancés en pâture par Nicolas Sarkozy ont produit des effets délétères. Non seulement l’Autre nous prend notre travail, mais il vient aussi dissoudre notre identité et bouleverser nos modes de vie… Chômage, ou peur du chômage, et obsession d’une « identité nationale » chimérique qui serait menacée constituent le terreau du racisme. Celui-ci se manifeste dans les entreprises – ce qui est relativement nouveau – et aussi dans les cités qui concentrent les problèmes sociaux et le voisinage des cultures. Mais le racisme se propage bien au-delà des victimes directes de la crise. Les réseaux sociaux jouent un double rôle : ils amplifient et ils désinhibent. Sous couvert d’anonymat, ou même de façon assumée parce que d’autres ont déjà osé le dire, la parole raciste se propage. Pour prendre la mesure du problème, il suffit aujourd’hui de taper « Taubira » dans la barre de recherche de Twitter. Ce qui se disait avant au zinc des bistrots s’expose maintenant sur la toile. À tort ou à raison, les réseaux sociaux créent un sentiment d’impunité. La page Facebook « Soutien au bijoutier de Nice » en est un exemple criant. Des milliers de commentaires sont publiés et on sombre rapidement dans le racisme et la xénophobie. Pourtant, chaque commentaire est précédé du prénom et du nom de la personne qui l’a posté. Tout ou presque est publié, fautes d’orthographe incluses, y compris les appels au meurtre : « Qu’elle dommage que vous avait raté son complice » (sic). Pour un commentaire tentant de pointer les dangers de la légitime défense et d’analyser le problème, des dizaines répondent par la haine.
Même chose sur Twitter, où les comptes sont toutefois plus souvent anonymes. Relais d’articles aux relents fascistes, publications de montages photos nauséabonds… Outre monsieur et madame Tout-le-monde, le phénomène touche aussi les élus ou les personnalités médiatiques. On se souvient du tweet de Natacha Polony à propos de la jeune Leonarda ( « Leonarda de retour pour la fashion week », accompagné d’une photo d’une femme rom faisant la manche). Au printemps, un député UMP n’avait pas hésité à se lancer dans un amalgame douteux après les émeutes au Trocadéro à la suite de la victoire du PSG : « Les casseurs sont sûrement des descendants d’esclaves, ils ont des excuses, Taubira va leur donner une compensation. » Que dire de la candidate FN aux municipales de Rethel (depuis exclue) publiant une photo sur Facebook comparant Christiane Taubira à un singe ? Dernier en date, le « Y a pas bon Taubira » détournant une publicité Banania par Claudine Declerck, une élue UMP de Combs-la-Ville. Internet est un nouveau défouloir, dont l’encadrement reste difficile.