Kaveh Bakhtiari (« l’Escale ») : « Seul compte le lendemain »

Dans l’Escale, Kaveh Bakhtiari nous fait partager l’existence de sans-papiers iraniens à Athènes.

Christophe Kantcheff  • 27 novembre 2013 abonné·es

C’est un sous-sol aménagé en pension, un lieu exigu où filtre difficilement la lumière du jour. Là, Amir, un Iranien détenteur d’un permis de séjour de six mois, permet à des compatriotes sans papiers d’être hébergés. L’« escale », ce n’est pas la Grèce, pas davantage Athènes, la ville où se trouve ce sous-sol, c’est ce « non-lieu » de toutes les tensions, de l’attente, de l’appréhension, des rêves, du courage aussi et de la solidarité. Là, ils tournent en rond, suspendus à la possibilité d’obtenir un faux passeport et de tenter leur chance pour passer les frontières. Le réalisateur Kaveh Bakhtiari, qui a vécu en Iran jusqu’à l’âge de 9 ans, avant que sa famille s’installe en Suisse, est resté un an dans cette pension avec une dizaine de migrants qu’il n’a cessé de filmer. Il en a tiré l’Escale, un documentaire construit – presque – comme une tragédie antique, et qui en a la puissance.

Comment vous êtes-vous retrouvé à Athènes pour filmer ces migrants ?

Kaveh Bakhtiari : Jusqu’alors, j’avais réalisé des courts-métrages de fiction. Le dernier en date, la Valise, avait été montré dans plusieurs festivals dans le monde – ainsi, c’est la première fois que je voyageais. J’ai reçu l’invitation d’un festival en Grèce au moment où j’ai appris qu’un de mes cousins, que je n’avais pas vu depuis longtemps, y était en prison pour avoir voulu traverser le pays. Je suis allé sur place voir si je pouvais l’aider. J’ai pressenti qu’il y avait, au-delà du sujet, un potentiel cinématographique. Mais, si les migrants ne m’avaient pas accepté dans leur groupe, je n’aurais pas fait de documentaire.

Le film se déroule essentiellement dans le sous-sol où vivent les migrants, la caméra en sort très peu. Pourquoi ?

Ce sous-sol est un « non-endroit ». J’ai voulu le construire par des plans isolés, plutôt des gros plans, puis par des plans plus larges. Mais, finalement, on ne sait pas vraiment à quoi ressemble cet endroit. J’ai choisi d’y filmer là plutôt qu’ailleurs parce que cela donnait une forme au film en adéquation avec son propos. Ce n’est pas juste une structure stylistique : cela colle à ce que les migrants vivent. Les questions qu’ils se posent reviennent en boucle, comme dans un circuit fermé. Ce sont toujours les mêmes : Est-ce que je vais pouvoir partir ? Est-ce que je vais trouver un passeur ? Est-ce que je vais avoir un passeport avec une photo qui me ressemble ? Est-ce qu’il va m’arriver malheur ? Par ailleurs, je ne voulais pas connoter la ville où cela se passe. On ne voit pas grand-chose d’Athènes.

Le huis clos n’était-il pas obligé dans la mesure où, dès que les migrants sortent, ils sont en danger, d’autant plus que vous les filmez ?

Il était obligatoire que je filme seul, avec une petite caméra, pour être assimilé à un touriste. Parfois, ma présence les faisait passer eux-mêmes pour des touristes. Parfois, c’était le contraire : la caméra attirait l’attention. Beaucoup de choses pouvaient se passer à l’extérieur. Mais j’ai délimité une frontière dramaturgique en filmant essentiellement dans leur pension. Évidemment, ça compliquait beaucoup de choses pour la réalisation, parce qu’il faut tenir ainsi pendant 1 h 40. Même s’il y a quelques sorties, celles-ci devenant par conséquent plus signifiantes.

Ils se rendent en particulier sur la côte, pour voir la mer. Cette côte grecque, très touristique, peut être vue de manières très différentes. Pensez-vous que les migrants sont en état de percevoir la beauté du paysage autour d’eux ?

Bien sûr, ils voient cette beauté. Peut-être la dégustent-ils silencieusement parce que ce sont des moments rares. Comme un prisonnier qui a une permission. C’est le seul moment où je me suis permis de faire de « jolis » plans, parce que cela avait lieu d’être.

Quelle influence votre présence a-t-elle eue sur eux ?

Pour certains, cela les a aidés à faire le point sur ce qu’ils vivaient. J’avais sans cesse la caméra à la main et, sans faire d’interview en bonne et due forme, je leur reposais cent fois les mêmes questions, parce que leurs réponses variaient. En fait, je crois que cela les aidait à ne pas sombrer. Ils me l’ont dit. Et puis, que ce soit Amir, le chef de la pension qui apporte de l’aide, ou les nouveaux arrivants, tous avaient pour idée de se retrouver à ma place. C’est cela qui a créé une alchimie. Ils aimaient bien me voir parce qu’ils voyaient en moi leur futur en positif.

Quand ils partent, ils vont vers la liberté ou, peut-être, vers la mort. Se posaient-ils la question du témoignage, de ce qu’ils allaient laisser derrière eux ?

Le bateau sur lequel ils ont traversé la Méditerranée entre la Turquie et la Grèce a coulé, et des gens sont morts à côté d’eux. Ce sont de vrais survivants. Ils étaient conscients que tout pouvait s’arrêter. Leur vie en particulier. C’était important pour eux de savoir que je pourrais témoigner qu’ils avaient existé. Car il y a pire que l’idée de la mort, c’est le fait de mourir sans laisser de traces. En outre, ils pensaient que ma caméra pouvait donner un visage à des indésirables, qu’on traite toujours avec des chiffres, des statistiques, comme des abstractions. Mais je dois reconnaître aussi qu’il leur était difficile d’imaginer que les images que je prenais avec ma petite caméra HDV de touriste allaient se transformer en un « vrai » film, et encore moins qu’il pourrait, par exemple, être vu au Festival de Cannes [^2]. Ils avaient ce doute-là. Mais ils voyaient aussi qu’il n’était pas question pour moi d’abandonner. Ce qui nous a rapprochés.

Quels pays souhaitent-ils rejoindre ?

Leur objectif n’est pas de rester en Europe. Ils veulent se rendre dans des pays qui ont une conscience aiguë de la valeur de l’immigration : l’Australie, le Canada, les États-Unis… Ils savent que c’est un rêve un peu lointain.

Rien n’est dit dans le film sur les raisons de leur exil…

Dans cette pension, comme dans les autres que j’ai pu connaître, il y a un contrat de base : on ne parle pas du passé. Seul compte le lendemain, le futur.

Ce qui fait qu’on ne sait rien d’eux au départ. Tout se construit au fur et à mesure.

Oui. J’aime bien les films où l’histoire est prise en cours de route. Cela ressemble à la vie. Le mot-clé, à leur propos, c’est la survie. Une situation unique. Dans la survie, on parle de soi au travers de petits détails. C’est quand, soudain, au cours d’un repas, quelqu’un dit : « Cette tasse ressemble à celles de ma grand-mère. » Il y a un silence après cela, et l’imaginaire se débride. Une scène éloquente, aussi, de ce point de vue, est celle où les migrants rencontrent un Grec et sa petite fille sur la côte. La manière dont ils se comportent avec cette petite, leur tendresse, leur besoin de la prendre dans leurs bras, en dit long sur les êtres qu’ils ont laissés derrière eux, des nièces, des enfants de leur famille, mais aussi sur la vie future qu’ils peuvent envisager. C’est cela qui peut donner l’impression de les connaître, alors qu’on passe peu de temps, finalement, avec chacun à l’écran, puisqu’ils sont une dizaine.

Ce qui est frappant, c’est qu’ils forment une communauté avec un fort sentiment de solidarité…

Oui, j’ai vu certains donner les 400 euros qui leur restaient pour aider celui qui devait passer parce qu’il avait un passeport et que c’était à ce moment-là qu’il en avait besoin. Ils se disaient : « Je ne sais pas si je pourrai partir un jour parce que ma situation est bloquée. Si je ne l’aide pas maintenant, je n’aurai servi à rien. » Cette entraide, cette solidarité constituent pour moi le côté lumineux du film.

Le courage qu’exige la décision qu’ils ont prise de s’exiler apparaît aussi de façon très forte. On voit en particulier le plus jeune d’entre eux se retrouver au pied du mur : il doit enfin partir le lendemain mais il est tétanisé par la peur.

Oui, j’ai essayé de faire sentir leur courage. Et c’est leur courage qui a fait que je suis allé au bout de ce film. Abdiquer aurait été indécent.

[^2]: À la Quinzaine des réalisateurs.

Cinéma
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