Le punk, genre politique
La Cité de la musique, à Paris, revient sur les quatre années marquantes (1976-1980) du mouvement punk.
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Des pages de fanzines ronéotypés sur les murs, des affiches aux couleurs fluo pétantes ou, à l’opposé, noir et gris, bricolées à la photocopieuse, des pochettes de disques 45T sans grand lien entre elles, une salle consacrée au collectif graphique français Bazooka, un petit film fauché ( Death is Their Destiny, réalisé en 1978 par un inconnu, Captain Zip) montrant des gamins bardés d’épingles à nourrice déambulant sur Kings Road, la rue de Londres où tout a démarré…
La visite de l’exposition Europunk, à la Cité de la musique, même si elle néglige certains aspects importants (on regrette que le contexte social de la période ne soit pas mieux expliqué), permet de se rendre compte de l’intense foisonnement qui accompagna l’émergence du mouvement punk dans les années 1976-1977. En Grande-Bretagne d’abord, dans d’autres pays ensuite. Une effervescence venue de personnes, adolescents ou jeunes adultes (Johnny Rotten avait 20 ans, Sid Vicious en avait 19), qui n’avaient auparavant jamais cherché à s’exprimer artistiquement ou socialement d’une manière ou d’une autre. L’émulation fut vivace et spontanée. Elle toucha la musique, le graphisme, les modes vestimentaires (la couturière Vivienne Westwood faisait partie de l’entourage des Sex Pistols) ou le cinéma (le réalisateur Julien Temple a débuté en filmant ses copains de The Clash dans leur local de répétitions). Ceux qui écrivaient dans les fanzines, très nombreux, le faisaient d’une façon directe, instinctive, sans recherche de style, ils innovaient. Ce qui n’était au départ qu’une simple agitation créée autour d’un petit groupe de rock provocateur, les Sex Pistols, allait rapidement prendre de l’ampleur et faire à la fois les gros titres de la presse musicale et ceux des tabloïds à fort tirage. La médiatisation du phénomène, aidée par quelques scandales (un présentateur de la BBC insulté en direct par un musicien, entre autres), participa à son rapide développement. Mais le punk rock n’aurait jamais trouvé aussi facilement son public s’il n’avait pas représenté avec autant d’exactitude les désarrois et les tensions d’une époque et d’un pays rongé par la crise. Dans l’Angleterre d’alors, qui ne s’était pas remise du premier choc pétrolier, il y avait plus d’un million de chômeurs recensés ; les grèves, celles des mineurs particulièrement, étaient dures et fréquentes ; la livre sterling avait été dévaluée. La violence, raciste ou due aux guerres de gangs, était omniprésente ; le conflit violent entre l’État britannique et l’IRA faisait rage…
Parce qu’ils jouaient des morceaux courts, hargneux et immédiatement accessibles, les Sex Pistols et ceux qui débutèrent au même moment qu’eux, The Damned, The Clash ou Buzzcocks, furent vite acceptés par un public qui ne se retrouvait plus dans les grandes stars de rock de l’époque, qui donnaient dans la grandiloquence scénique, véhiculant des images encore marquées par l’empreinte des utopies dépassées des années 1960. Ce qui fit le premier succès du punk, c’était sa proximité. Une partie de ceux qui l’inventèrent, comme Joe Strummer de The Clash, avaient commencé en se produisant dans les pubs minuscules de leur quartier. Le contenu des chansons fut, lui aussi, déterminant. Le fameux slogan de Johnny Rotten, « No Future » n’a pas été lancé au hasard. À travers lui, c’est bien la vision d’une Angleterre minée par la faillite qui était résumée. Sur Anarchy in the UK (paru en novembre 1976), leur premier disque, les Sex Pistols ne se contentaient pas de hurler qu’ils étaient anarchistes et antéchrists, ils chantaient aussi : « L’avenir n’est qu’un programme de shopping », préfigurant l’ultralibéralisme de Margaret Thatcher, qui dirigerait le pays deux ans plus tard. Le premier album de The Clash (sorti en avril 1977) évoquait le chômage ( « Les opportunités de carrière ne frappent jamais à la porte », « Career Opportunities » ), l’impérialisme américain ( « Le dollar yankee parle à tous les dictateurs du monde », « I’m So Bored with The USA » ) ou les révoltes de la communauté jamaïcaine à Londres (« Les Blacks ont des problèmes/Mais ça ne les empêche pas de balancer des briques », « White Riot » ). Le groupe interprétait parfois, de manière brutale, des morceaux de reggae ; preuve que ses liens avec les immigrés jamaïcains étaient forts. Dans les clubs punks, on entendait beaucoup de disques de reggae.
Quant aux Buzzcocks, habitant Manchester, qui avaient autoproduit leur premier 45T (une démarche encore inédite pour l’époque), enregistré en seulement deux heures, ils témoignaient de leur désespoir quotidien ( « Nous devrions être en train de passer des bons moments/Mais je m’ennuie tellement que j’en suis malade », « Boredom » ). Sur leur premier 33T, Another Music in A Different Kitchen, ils se faisaient indirectement politiques en chantant qu’ils « haïssaient les voitures de sport ». Des mots et des impressions qui, bien sûr, trouvèrent facilement un écho chez les désabusés et les mis à l’écart du système. Dans une interview donnée ultérieurement, Mick Jones, le guitariste de The Clash, racontait que, lorsque le punk tenait le haut du pavé, « tout le monde détestait le National Front [le très violent Front national britannique, NDLR] et se battait contre ». Et c’est vrai que la déferlante a été partie prenante dans le combat contre l’extrême droite, qui faisait alors de bons scores dans certaines élections locales. The Clash, et d’autres, participèrent à des concerts contre le racisme, Rock Against Racism, où se produisaient des musiciens de reggae. Derrière ses outrances et ses clichés nihilistes bruyamment revendiqués, le punk fut une formidable réaction vis-à-vis d’une situation qui paraissait désespérée. En le présentant bien – voire trop bien –, l’exposition Europunk oublie un peu cette explication (mais est-ce si facile à montrer ?). Heureusement, le contenu des disques de The Clash, et d’autres groupes de 1977, est là pour nous rappeler le profond chaos qui inspira ce raz-de-marée à la fois musical, esthétique et populaire. Depuis, le rock n’a plus jamais été aussi massivement rebelle.