Pascale Jamoulle : « En France, les migrants se taisent »

Pascale Jamoulle a enquêté sur les parcours de migrants en France. Elle révèle le poids des non-dits, qui empêchent un réel métissage.

Olivier Doubre  • 28 novembre 2013 abonné·es

Assistante sociale à l’origine, s’étant tournée vers l’enquête ethnographique sur des terrains toujours consacrés aux marges et aux exclus, Pascale Jamoulle est enseignante en anthropologie aux universités de Mons et Louvain-la-Neuve (Belgique) et vit près de Bruxelles, où elle a mené la plupart de ses enquêtes. Pendant deux ans, elle a sillonné la Seine-Saint-Denis, accueillie souvent au sein même des familles de migrants, pour mettre au jour le « travail de l’exil », ses épreuves et ses relégations, et les « indicibles des métissages ».

Dès votre introduction, vous pointez la « charge idéologique » particulière en France vis-à-vis des questions d’immigration. Comment, en tant que Belge, vous est-elle apparue ?

Pascale Jamoulle :  Il suffit de raconter mon « entrée en terrain » dans cette enquête. Je connaissais depuis longtemps beaucoup de professionnels et de structures d’action sociale en Seine-Saint-Denis. Je pensais donc qu’il me serait facile d’entrer en contact avec les gens et de recueillir leurs récits de vie. Je me trompais. Les portes se sont fermées. Il n’y avait aucun souci pour parler des problématiques traitées dans ces structures mais, dès qu’il s’agissait de réfléchir aux parcours migrants, on m’opposait un refus poli, en disant par exemple : « Nous, nous ne faisons pas de différences ! » Je découvrais là cette charge idéologique en France qui verrouille les discours sur l’immigration, au nom évidemment de l’indifférenciation républicaine. C’était un mutisme se voulant protecteur, pour ne pas stigmatiser les personnes. Avec bien sûr, en arrière-plan, la question de la carte d’identité : moins on sait qu’on travaille avec des migrants qui n’ont pas de papiers, plus on pense les protéger…

Qu’avez-vous ressenti face à ce mutisme ?

C’est la Mission de prévention des conduites à risques du conseil général de la Seine-Saint-Denis qui, connaissant ses précédents travaux, a confié à Pascale Jamoulle cette étude de terrain – dont est issu le livre. Il s’agissait de mener une recherche-action en vue de mieux connaître l’influence des parcours de migration dans la construction des identités et d’éventuelles conduites excessives à risques. Son responsable, Santiago Serrano, souligne d’ailleurs qu’il « s’agit de réduire les risques en comprenant les mécanismes qui amènent les personnes à se mettre en danger. Depuis longtemps, nous observions, sans bien le cerner, que la qualité du parcours migrant est l’un de ces mécanismes ; l’étude de Pascale Jamoulle nous aide aujourd’hui à l’appréhender, pour mieux prévenir ensuite ».

J’avais le sentiment de devenir indécente, de gêner les gens que je sollicitais, car leur histoire d’avant la France, « culturelle » ou religieuse, doit demeurer dans la sphère privée. Cela a donc été assez complexe. Et c’était en outre compliqué pour moi, en tant que Belge. Nous n’avons bien sûr rien à apprendre aux Français en termes de gestion ethnique, car il est compliqué pour nous de faire État-nation, mais nous savons ce qu’est le conflit interculturel : nous le vivons tous les jours. Surtout, nous pouvons prononcer le mot « communauté » : il figure dans les premiers articles de notre Constitution.

Vous découvrez donc les non-dits spécifiques à la France. Comment avez-vous réagi ?

Je découvre un environnement où ce n’est pas tant la migration qui est un problème que le fait qu’on ne puisse pas mettre son identité au travail. Le fait de ne pas avoir de narrativité sur l’être que l’on devient ici ni sur l’histoire qu’on a laissée là-bas. Ni sur les réappropriations identitaires que l’on opère selon le travail de tissage entre la culture d’origine et celle d’ici, entre l’être qu’on était là-bas et celui qu’on est ici. La clinique de l’exil, c’est aider à éviter les césures migratoires et les enfouissements pour parvenir à décrypter, à travers les narrativités, l’être en devenir ici. J’évoque la clinique de l’exil car, outre l’anthropologie, je travaille aussi à Bruxelles dans un centre de santé mentale spécialisé dans ce domaine clinique. En fait, je me trouvais moi-même en situation de métissage en arrivant en Seine-Saint-Denis puisque j’étais face à des logiques qui n’avaient strictement rien à voir avec celles qui m’avaient socialisée…

Comment les choses se sont-elles dénouées ?

Lentement. D’abord, certains professionnels ont pris des risques en me disant : « C’est l’occasion de parler de ce dont on ne parle jamais ! » Et puis, en nouant des contacts, j’ai fini par loger en banlieue dans des familles de migrants. Je me suis dit : puisqu’en France c’est surtout dans la sphère privée que l’on peut exprimer son identité multiple, sa diversité, son métissage et ce que j’appelle le « travail de l’exil », il faut que je pénètre cette sphère-là. Et c’est surtout à travers ces familles ou ces couples de migrants que j’ai un peu mieux compris les processus des troubles de l’exil ou de métissage insécurisé. Dans ces soirées en famille, mes hôtes invitaient souvent des parents ou connaissances, car c’était pour tous l’occasion de parler de choses qui les concernaient – et de réactiver des transmissions. Voilà la méthodologie que j’ai utilisée.

Pourquoi, selon vous, leur faut-il se taire ?

Il y a des silences socio-historiques quant aux étapes des parcours. Il y a aussi, ici, les silences sociaux. Et puis il y a les métissages indicibles ; en France, les métissages, cela ne se raconte pas. Ce qui m’a vraiment frappée, c’était de voir à quel point les enfants de migrants ne connaissent rien de ce qu’ont vécu leurs parents concernant la dimension ambivalente, parfois très violente, de leur histoire par rapport à la France, l’ancienne puissance coloniale. En fait, l’un des doutes importants de ces familles à leur arrivée est de savoir comment leurs enfants vont aimer la France. Après des passés souvent empreints de violence, elles se retrouvent ici dans des situations de survie ; elles subissent souvent des situations d’injustice flagrante. Alors elles se taisent. Elles enfouissent tout cela. Mais, en fait, elles transmettent tout – en aveugle – à leurs enfants. Également la colère enfouie…

Quel rôle joue l’histoire officielle de la France ?

Elle est quasi muette sur la période coloniale et postcoloniale. Ce qui signifie qu’autant les cadres sociaux de la mémoire que les narrativités familiales deviennent muets. Là-dessus se juxtapose le « modèle » du creuset français, avec ses valeurs républicaines. Ainsi, dans l’espoir que les enfants réussissent à l’école, on ne parle pas la langue d’origine (même si les parents ne parlent pas ou mal français), et les coutumes sont enfouies. Il faut devenir français ! Ce qui signifie que les métissages sont paralysés, rien n’étant transmis, ou si peu… Or, le métissage est ce tissage des liens entre ce qui est reçu en transmission et les affiliations que les gens ont ici. Il y a donc toute une génération qui se retrouve avec ce double vide, cette « double absence » aurait dit Abdelmalek Sayad, ce qui laisse place à toute une gamme d’identités de substitution avec une force d’attraction très forte. En se combinant avec un autre vide, celui des non-dits sociaux en banlieue.

Idées
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