Règlement de conte

Pour sa première œuvre en couleur, Ludovic Debeurme embarque trois fils
et un père dans un récit cruel et merveilleux.

Marion Dumand  • 14 novembre 2013 abonné·es

Le dos courbé, un vieillard regarde la mer. Les couleurs sont d’automne ou de soleil déjà couché ; elles se mêlent, se rapprochent et soulignent la solitude de l’homme. Vu de face, la même scène saisit : assis au bord d’une falaise, l’homme a des bras si longs qu’on n’en peut voir l’extrémité, si longs qu’ils dépassent les pieds suspendus dans le vide, si longs qu’ils plongent sans nul doute jusqu’au fond. Une planche, et nous voilà empoignés. On tourne la page. Regard figé, l’homme se souvient. Sur une barque, trois garçons laissent choir ses mains attachées à un roc, et les bras s’étirent, et la pierre emprisonne. La barque s’éloigne, l’homme reste, forcément. Au loin résonne une phrase, qui rend sensible le silence, une phrase presque tendre n’était la cruauté de la situation : « Adieu vieux père ! » Il aura suffi de quelques pages pour que notre perception soit retournée. Nous disions donc que, le dos ployé, un père est attaché à la mer…

Qu’a-t-il donc fait pour mériter un tel châtiment ? Y échappera-t-il ? Quel sera le sort des garçons ? Il faudra trois tomes, dont Trois Fils est le premier, pour le découvrir. Trois tomes et quelques va-et-vient temporels à Ludovic Debeurme pour nous le conter. Car il s’agit bien là d’un conte, maléfique et merveilleux. Temps et décor ont cette neutralité qui se transbahute sans peine. Et puis, les corbeaux parlent, les corps se déforment, les monstres existent. Tout, en fait, est donc possible. Pourtant, nous sommes aussi « presque maintenant », à l’heure où l’on porte jacquard, chemisette, sweat-shirt à capuche. Et « non loin d’ici », là où les indices tiennent lieu d’évocation : cargo, Lego, clandestins, cagoules pointues et blanches, sans oublier les prénoms Horn et Twombly empruntés à des artistes contemporains.

Mi-conte, mi-réaliste, Trois Fils porte les stigmates propres à Ludovic Debeurme : angoisse, difformités, littoral, faim… Il apporte aussi un bouleversement, entraperçu chez le Debeurme illustrateur et plus particulièrement avec Alcools d’Apollinaire ^2 : la couleur. Et c’est une révélation. Magnifique. La gouache est en aplat, forte, belle, presque sereine. Proches de la saturation, juxtaposant des accords majeurs (vert, rose, bleu, jaune…), les couleurs font des cases un univers structuré, élégant, hypnotique. Là naît un nouveau trouble. Avec la couleur, Ludovic Debeurme va plus loin dans la perversion. Ou plutôt dans sa mise en scène. Il abandonne l’encre seule, le trait, le détail, et ses personnages deviennent source de couleur et d’harmonie avant d’être amputé, aveugle, hydrocéphale. Prenons un exemple. Le père revient-il ? Il est d’abord apparition colorée. Horizon vert rehaussant une mer turquoise, tronc d’arbre marron en diagonale ; sur ce tronc, le père plus rose que nu se tient agenouillé ; les bras, roses aussi, longs comme des rames, ont une pointe de rouge aux extrémités ; son visage et sa barbe sont jaunes. Beau, doux, apaisant. Apaisé ? Une parole, et cette paix apparente éclate. « Fils maudits ». Les fils ne s’étaient pas trompés sur ce retour. Et la peur, celle qui tord les entrailles, les a vidés de leur substance, de leurs couleurs. Ils deviennent transparents, ne sont plus que contours, à l’instant de la révélation, de l’approche. Puis ils se ressaisissent. Ils sont forts, unis, liés. Habitués à être seuls ensemble, à se débrouiller. Comme la terreur enfantine, la transparence est éphémère. Bien vite revient le règne de l’opacité. Les émotions varient, les péripéties s’enchaînent, reste la couleur.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes
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