Une femme libre (À flux détendu)

« Le prix Nobel est le plus prestigieux, mais cela ne veut pas dire que ce soit le meilleur d’un point de vue littéraire. » Doris Lessing ne s’encombrait pas d’illusions vaniteuses, même à propos du prix Nobel, qui lui fut décerné en 2007 – elle avait appris la nouvelle en revenant de faire les courses, un cabas à légumes à la main. Morte dimanche à 94 ans, Doris Lessing était une raconteuse d’histoires ( « storyteller », disait-elle) qui ne se racontait pas d’histoires. Depuis ses années d’enfance en Rhodésie du Sud, futur Zimbabwe, elle avait appris à ne pas se laisser avoir par les grands mensonges patriotiques et idéologiques. Elle qui avait quitté l’école dès l’âge de 14 ans eut les yeux dessillés par la littérature. Celle-ci lui apparaîtra toujours comme un exercice de lucidité et un ferment de subversion. « Vous ne pouvez pas lire Dickens, a-t-elle dit, et ne pas faire de comparaison avec ce que vous observez à travers votre fenêtre. » Le racisme, l’apartheid, la condition des femmes, la corruption en Afrique, les cruels non-dits des relations familiales, l’égoïsme de la société de consommation… Toutes ces questions traversent son œuvre, et Doris Lessing n’a jamais manqué de condamner les injustices quand une tribune s’offrait à elle. Mais elle détestait être cataloguée, comme elle s’en explique notamment dans la préface, publiée en 1971, de son œuvre maîtresse, le Carnet d’or (1962). Être devenue une icône du mouvement féministe avec ce livre induisait, à ses yeux, une lecture réductrice de celui-ci, qui entrelaçait plusieurs thèmes et bouleversait les formes mêmes du roman. Doris Lessing était une femme libre, prompte à la critique sociale, récusant le cirque médiatique en particulier pour elle-même, cherchant une éthique dans le soufisme. Une indignée qui, dans la sombre période que nous connaissons, va elle aussi nous manquer.