« A Touch of Sin », de Jia Zhang-ke : Le cauchemar de la Chine qui s’éveille

A Touch of Sin , de Jia Zhang-ke, l’un des plus grands films de l’année, montre comment des êtres humiliés sombrent dans la violence.

Christophe Kantcheff  • 11 décembre 2013
Partager :

A Touch of Sin démarre sur les chapeaux de roue avec un triple meurtre commis par un homme, Zhou San (Wang Baoqiang), circulant sur une vieille moto. Au détour d’une route déserte, soudain encerclé par trois jeunes qui lui réclament de l’argent, il sort un revolver et les abat. Voilà un prélude a priori surprenant pour qui connaît la filmographie d’un des plus grands cinéastes chinois d’aujourd’hui, Jia Zhang-ke. Celui-ci n’avait jamais montré de meurtres ni de scènes de sang.

Cependant, dans des films comme I Wish I Knew (2010), qui racontait l’histoire méconnue de Shanghai, pleine de bruit et de fureur, ou 24 City (2008), qui revenait sur cinquante années de travail ouvrier dans une usine d’armement désormais détruite, la violence, sociale en particulier, était déjà présente. Avec A Touch of Sin, la violence monte en visibilité, en radicalité, et elle s’incarne chez des individus qui n’en peuvent mais.

C’est le cas de Dahai (Jiang Wu) , un mineur qui accuse, au cours d’une discussion avec ses camarades, le chef du village et plus encore le directeur de l’usine de s’être enrichis sur leur dos en détournant de l’argent et en réalisant des profits indus. Aucun de ceux qui l’entourent ne le contredit. Mais, lui, il parle. Dahai est un personnage dont la singularité apparaît d’emblée. Il est dans l’enceinte de l’usine mais semble avoir pris du recul par rapport à celle-ci, ayant acquis des rudiments de droit. Jia Zhang-ke le filme non pas comme un acteur du lieu, mais comme un spectateur, un spectateur indigné. Il n’est plus un travailleur mais un grain de sable prêt à enrayer le système d’exploitation et de corruption. Donc, Dahai parle beaucoup, beaucoup trop, comme le lui dit le chef du village quand Dahai menace de le dénoncer à la commission de discipline, à Pékin. Mais Dahai n’en a cure, sa révolte est trop grande, elle semble le rendre inconscient des risques qu’il prend – ou bien est-ce du courage ? Il se rend sur le tarmac où atterrit le jet privé du directeur, à la richesse exorbitante, et le traite publiquement de corrompu. Avant que l’on tente de l’acheter, Dahai est roué de coups par des sbires. Puis moqué par d’autres ouvriers. Enfin, il soupçonne la guichetière de la poste, qui ne veut pas prendre sa lettre de dénonciation, d’être elle aussi dans la combine patronale. C’en est trop : la raison de Dahai cède. Il va se faire justice lui-même avec une carabine. Tout est là pour transformer Dahai, dont ce n’était pas la « vocation », en serial killer  : le sentiment d’injustice, l’humiliation par le puissant comme par le faible, le constat d’impuissance et le désespoir. Voilà la Chine d’aujourd’hui dont Jia Zhang-ke fait le portrait, une Chine explosive où l’écart entre les riches et les pauvres est devenu vertigineux, et où, dans ce pays politiquement autoritaire, l’argent est l’arme dominante et le capitalisme en phase exponentielle.

L’histoire de Dahai est l’un des quatre épisodes, se déroulant dans des régions différentes, qui composent A Touch of Sin, film à sketches tragiques, fouaillant les profondeurs de la société chinoise les ressorts d’une violence aussi soudaine que barbare. Après Dahai, on retrouve Zhou San, qui déclare à sa femme que la seule façon pour lui de ne pas ressentir l’ennui, c’est de tirer avec son revolver – ou comment exprimer un sentiment de vacuité poussé jusqu’au nihilisme.

Avec Xiao Yu (Zhao Tao) , qui est d’abord un personnage de femme aimant un homme marié et voulant un enfant de lui, on retrouve une donnée hélas courante avec la condition des femmes dans le capitalisme : la marchandisation des corps. Autrement dit : la prostitution. C’est un point sensible, une jauge de l’état d’une société, que nombre de cinéastes ont filmé comme tel. Xiao Yu, hôtesse d’accueil dans un sauna, est humiliée et maltraitée par deux clients qui exigent d’être satisfaits par elle. Dans une scène furieusement godardienne (cf. Passion ), Xiao Yu est battue avec une liasse de billets de banque. Avant que celle-ci ne se révolte sans pitié. La prostitution est encore présente dans le dernier épisode, même si elle ne concerne pas directement le personnage principal, Xiao Hui (Luo Lanshan), qui, jeune travailleur migrant en quête d’un emploi, se retrouve boy dans un palace où les clients friqués peuvent assouvir leurs désirs avec les girls. Xiao Hui s’étant épris de l’une d’elles, celle-ci lui dit que « dans (s)on métier l’amour n’existe pas ». Xiao Hui change à nouveau de boulot, toujours moins qualifié, toujours plus impersonnel. Ses meurtrissures de l’âme vont finir par faire naître en lui une forme de violence que le film, à ce stade, n’avait pas encore montrée : celle que l’on retourne contre soi.

Il y a de la « sainte colère » dans le regard que porte le cinéaste sur l’évolution de son pays, mais celui-ci la transforme en matière cinématographique délestée de toute pesanteur militante, avec des personnages complexes qui ne sont pas des concepts et certainement pas seulement des monstres, et des trouvailles visuelles riches de sens, comme le serpent qui passe devant Xiao Yu, lui signifiant qu’elle n’est pas plus libre que la femme donnée en spectacle dans un bocal de serpents vue précédemment. Les autorités chinoises ont, elles, uniquement retenu sa portée subversive et repoussé, sinon interdit, la sortie d’ A Touch of Sin.

Pour les scènes de meurtres, souvent stylisées, Jia Zhang-ke a emprunté aux films d’arts martiaux – le titre, A Touch of Sin, est un hommage à l’un d’eux, A Touch of Zen, de King Hu. Ainsi, Dahai marchant avec sa carabine ou Xiao Yu maniant son couteau esquissent des mouvements chorégraphiques. Le cinéaste s’est aussi inspiré d’opéras classiques chinois dont il a surtout retrouvé l’ampleur lyrique. A Touch of Sin, prix du scénario à Cannes – mais la Palme d’or aurait été plus juste –, a le souffle d’une œuvre totale (politique, sociale, psychologique…), dont la visée même dépasse la Chine, car l’évolution mortifère que connaît celle-ci est emblématique des menaces qui pèsent sur notre monde globalisé.

**A Touch of Sin** , Jia Zhang-ke, 2 h 09.
Cinéma
Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don