Anne-Sophie Lapix : « Pas animatrice, journaliste ! »

De Canal + à France 5, Anne-Sophie Lapix explique ses choix professionnels et revient sur les ressorts de l’interview politique, genre dans lequel elle s’est fait remarquer.

Jean-Claude Renard  • 19 décembre 2013 abonné·es

Depuis la rentrée, elle anime « C à vous » sur France 5, mêlant actualité et divertissement, artistes et parfois politiques, avec la complicité de chroniqueurs et la présence de Patrick Cohen pour une partie interview, avant un moment de détente autour d’un repas. Un tournant dans la carrière d’Anne-Sophie Lapix puisque, jusque-là, elle avait présenté des journaux d’information (LCI), du reportage (M6), le 20 heures (TF1), et animé une émission politique, « Dimanche + » (Canal +). C’est dans ce rendez-vous politique, lors de la campagne présidentielle 2012, que la journaliste s’était opposée à Marine Le Pen, démontant spectaculairement ses arguments économiques. Un moment rare à la télévision, quand on constate que les journalistes offrent une opposition souvent molle à leur invité.

Comment passe-t-on de l’interview politique au talk-show ?

Anne-Sophie Lapix : Assez naturellement, même après cinq ans d’interview politique. J’ai adoré cela et je l’aime toujours, mais, après la présidentielle, l’année a été un peu creuse. Au cours d’une élection, on a une obligation de vérification des promesses ; après, on revient vite à l’exercice consistant à commenter la petite phrase, ce qui n’est guère passionnant. De plus, au lieu d’avoir exclusivement des candidats à la présidentielle, qui ont un programme, un projet de société, on se retrouve avec des gens qui portent moins ce programme. Enfin, au sein de Canal +, je ne sentais pas un engouement pour la politique et pour mon émission. La proposition de France 5 m’a permis d’élargir ma palette, même si je ne suis pas animatrice et reste journaliste. Or, l’émission comporte également une grosse partie actu. Cela ne veut pas dire que je ne reviendrai pas un jour à l’interview politique, qui est tout de même le genre que je préfère.

Vous venez du privé. Quelle idée vous faites-vous du service public ?

Je n’en ai pas d’idée particulière. Je ne vais pas commencer à taper sur le privé, alors que j’y ai fait toute ma carrière, sous prétexte que, pour la première fois, je travaille dans le public. Pour l’instant, je ne sens pas une différence considérable, si ce n’est que France 5 est bienveillante. La chaîne nous laisse travailler, nous fait confiance. Elle ne donne pas l’impression d’avoir les yeux rivés sur les audiences. Cela dit, les chiffres sont bons !

Auriez-vous été tentée par la radio ?

Oui, j’ai même reçu des propositions [^2]. Mais le projet de « C à vous » ne permet pas de tout faire. C’est très prenant au quotidien, pendant 1 h 20 en direct. Sinon, en radio, j’aurais fait de l’interview.

Qu’est-ce qu’une bonne interview politique ?

Il existe cinquante manières de faire une bonne interview. Les politiques sont tellement entraînés et rodés ! Comme ils ont un discours, des éléments de langage qu’ils savent placer, on peut aller assez loin, les mettre sous pression, accélérer le rythme pour aller vers autre chose. C’est le contraire d’une interview avec un artiste. S’il est sous pression, il se bloque, se ferme en trois secondes. On ne peut pas lui couper la parole comme je le faisais avec un politique. Ce sont vraiment deux exercices différents.

L’an passé, une polémique avait opposé Patrick Cohen et Frédéric Taddeï sur le choix des invités, la question de savoir s’il fallait inviter tout le monde…

Je n’ai pas de liste noire, mais il y a des gens que je n’ai pas envie d’inviter, c’est tout ! En tout cas, je ne le théorise pas, je ne me dis pas « il ne faut pas inviter ces gens-là ». Tout en respectant les équilibres, les règles imposées par le CSA au niveau politique, on n’est pas forcé d’inviter certaines personnes, de les mettre en valeur.

Peut-on poser la même question dans un talk-show que dans une interview politique ?

Dans « C à vous », il y a toujours une part de questions que je pourrais poser dans une interview politique. Ensuite, on élargit. La partie « dîner » n’est pas un moment de débat, mais de bienveillance. C’est la raison pour laquelle les politiques préfèrent venir dans cette séquence ! Mais il est inconcevable d’inviter une personnalité politique sans la faire réagir à l’actualité et à ses erreurs.

Vous posez-vous des limites dans l’interview ?

Jamais avec les politiques, seulement avec les artistes. Ce n’est pas le même régime !

Êtes-vous sensible à une tribune, comme celle publiée par Harry Roselmack dans le Monde, sur le racisme ?

Évidemment, d’autant qu’il y a eu un vrai décalage dans le temps et dans la réaction entre le moment où Christiane Taubira a été insultée et celui où tout le monde a commencé à se dire : « Que se passe-t-il ? » À titre personnel, quand j’ai vu ces insultes, je me suis posé des questions sur notre société, non pas sur le manque de réaction, mais sur le fait que les choses se dégradaient, évoluaient de façon nauséabonde.

Sentez-vous aujourd’hui un désengagement du public par rapport à la politique ?

L’an dernier, ce que je ressentais auprès des politiques, je le ressentais aussi auprès du public. Les gens sont moins intéressés et un peu désabusés. C’est souvent ainsi après une élection. Il y a toujours un peu de désenchantement.

Avec le recul, quel regard portez-vous sur votre interview de Marine Le Pen, qui avait fait beaucoup de bruit lors de la campagne présidentielle ?

J’ai eu beaucoup de chance parce qu’elle venait de dévoiler son programme économique. J’avais assisté à une conférence de presse surréaliste dans laquelle elle avait expliqué un tas de concepts qu’ a priori elle venait d’apprendre, avec des équations. C’était assez rigolo, extrêmement compliqué, et personne ne comprenait rien. Quelques jours plus tard, j’ai pu constater que Marine Le Pen ne maîtrisait pas vraiment les concepts qu’elle avait avancés ! Quand on lisait son programme, on y voyait beaucoup d’incohérences, même sans être économiste. Je l’ai confrontée à ses calculs, qui n’étaient pas bons. Et faire un calcul en direct, à brûle-pourpoint, c’est très compliqué. Le résultat n’a pas été flatteur pour elle. Ce passage a été beaucoup repris, mais c’est aussi dans le reste de l’interview qu’on voyait les incohérences du programme. Un parti comme le FN, on a tendance à l’attaquer sur ses militants, sur des propos déplacés, sur des sujets qui ne sont pas forcément ceux qui le mettent le plus en difficulté, puisque son discours est bien calé, avec une dédiabolisation bien maîtrisée. Ce n’est donc pas là que le bât blesse et où il faut attaquer.

Que pensez-vous de l’intrusion des politiques dans les médias ?

Ils ne sont pas si nombreux, mais ils étaient déjà sollicités avant, même pour commenter un match ou faire des émissions de divertissement. Ce sont des conversions qui ne sont pas surprenantes. Personnellement, je préfère ne pas avoir de politiques en chroniqueurs dans mon émission. Je trouve ça bizarre de réaliser des interviews, de donner son avis et de dire « moi, quand j’étais ministre ». On ne peut pas être des deux côtés. Il existe tout de même un affrontement entre les politiques et les journalistes sur un plateau. Quand on est des deux côtés, cela ne donne pas une bonne image.

Que pensez-vous de la parité dans le journalisme ?

On observe aujourd’hui qu’il y a de plus en plus de femmes dans l’interview politique, ce qui prouve qu’on va y arriver ! Mais ce n’est pas dans ce domaine-là, et pas non plus à l’antenne, que se joue le problème de la parité. C’est plus souvent dans les directions de l’information et des chaînes.

[^2]: France Inter, pour succéder à Pascale Clark, dans l’interview de 7 h 50 de la matinale.

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