Bizi, la grande force d’un petit groupe
Une association bayonnaise a organisé en octobre dernier la plus importante mobilisation climatique depuis le sommet de Copenhague en 2009. Portrait d’un collectif qui secoue aussi la militance basque.
dans l’hebdo N° 1282-1284 Acheter ce numéro
Entre 12 000 et 15 000 personnes dans les rues du Petit-Bayonne et des alentours – le centre historique de la ville –, des centaines d’ateliers et d’animations, des dizaines d’associations nationales représentées, etc. Les 5 et 6 octobre, la réussite d’Alternatiba, le « village des alternatives contre le dérèglement climatique », a dépassé les prévisions les plus optimistes de ses organisateurs. Il s’agissait de la première grande mobilisation nationale sur le climat depuis 2009. Il y a quatre ans, la société civile s’était massivement mise en mouvement pour peser sur la conférence climatique de l’ONU à Copenhague, dans l’espoir d’arracher aux décideurs planétaires un accord global de réduction des gaz à effet de serre. En vain.
L’épineuse question gommée ** des agendas gouvernementaux, la dynamique citoyenne s’est affaissée. « Avant Copenhague, le leitmotiv dans le monde militant était pourtant : “Nous avons dix ans pour éviter le pire”, se remémore Jean-Noël Etcheverry, animateur de l’association basque Bizi, organisatrice d’Alternatiba (alternatives, en basque) ^2. Et puis tout le monde est passé à autre chose ! Certes, il y a eu la désillusion, la crise économique et des interrogations sur la stratégie, mais nous attendions un rebond des grands réseaux. Rien n’est venu. Alors nous avons décidé d’agir, petit groupe local. » Bizi, objet singulier et périphérique, vu des quartiers généraux parisiens dont il est éloigné de près de six heures de train, implanté au cœur du Petit-Bayonne, naît en juin 2009 pour contribuer à une « justice climatique » dans la bataille de Copenhague. La première apparition sera pour la Vierge de Bayonne sur son rocher, qu’une dizaine de membres de Bizi affublent d’un masque et d’un tuba pour l’aider à affronter la montée du niveau des océans. « J’ai reconnu un copain sur la vidéo, je l’ai appelé : “Emmène-moi à la prochaine réunion du groupe !” C’est ce genre d’action qui nous manquait pour sensibiliser les gens », explique Magali Lartigue, aujourd’hui dans le noyau le plus actif de l’association. Invasion bon enfant d’un supermarché un dimanche matin, avec oreillers et raquettes de tennis pour protester contre la surconsommation et l’envahissement du quotidien par la marchandisation [^3], distribution de tracts sur la plage en costard-cravate pour appeler à « travailler plus pour gagner plus » à la mode Sarkozy… « Buzz et pertinence : ils ont compris comment lier les préoccupations locales et internationales sur l’urgence climatique et la justice sociale, et faire passer le message auprès des médias ! », s’enthousiasme Nathalie Delhommeau. Parisienne, ex-militante de Greenpeace, elle est venue passer quinze jours à Bayonne pour prêter main-forte à la préparation d’Alternatiba, qui aura agrégé près de mille bénévoles. Dont une majorité de « moins de 30 ans ». « À 38 ans, je fais l’effet d’un dinosaure !, s’amuse Iban Grossier, l’un des piliers de l’association. Les jeunes sont séduits par une militance ludique au service d’une méthode rigoureuse, et l’envie de décrocher des résultats. »
La tradition basque de mobilisation explique en partie l’essor spectaculaire de Bizi (vivre, en basque). Mais elle aurait rapidement tourné à vide sans un travail considérable d’investigation et de propositions réalisé en quatre ans : mobilisation gagnée contre la ligne à grande vitesse (LGV) Bordeaux-Hendaye, soutien à la chambre d’agriculture alternative Laborantza Ganbara (EHLG) et à la foire paysanne annuelle Lurrama, création de l’eusko, monnaie locale « écologique et solidaire », élaboration d’un livret programmatique « spécial élections municipales » pour agir contre le changement climatique, « qui rencontre un grand succès, souligne Mattin Ihidope, jeune salarié de Bizi. On arrache des victoires et on coalise, c’est très satisfaisant ». L’association mène une politique d’alliances large, qui la conduit notamment à travailler avec la CGT pronucléaire pour défendre le fret ferroviaire, ou avec certains élus de droite pour développer les transports en commun sur la côte basque. « Une stratégie “radicalo-pragmatique”. Tant que notre message est clair, il n’y a aucune ambiguïté », assure Jean-Noël Etcheverry – Txetx, que nul ne connaît là-bas autrement que par son surnom.
Bizi altermondialiste, écologiste et résolument basque. Mais pas basquisante. Repère de quelques autonomistes convaincus mais tout autant de militants qui prononcent « bidzi [^4] » – « pour la plus grande joie de Txetx ! », rapporte Rémi Rivière, sympathisant du Petit-Bayonne. En 2009, quand Jean-Noël Etcheverry appelle quelques médias parisiens pour faire connaître l’association, il prend soin de préciser qu’elle n’est en rien liée à la mouvance « abertzale [^5] », même s’il ne cache pas sa proximité personnelle avec ELA, le puissant syndicat nationaliste du pays basque espagnol, ni son militantisme pour la défense de la culture basque. Peut-on, ancré dans l’histoire basque, être audible sans réticences à l’extérieur au nom de la cohérence entre action locale et lutte climatique planétaire ? Quatre ans plus tard, le tour de force d’Alternatiba, dont la convocation a été entendue aux quatre coins de France, prouve que l’ambition était dénuée d’arrière-pensées. « Bizi a ouvert le Pays basque sur le monde », souligne Nora Arbelbide, qui aide ponctuellement l’association. « Jusqu’à présent, tous les mouvements de jeunes étaient liés à Batasuna », relève Iker Elosegi, coordinateur d’EHLG. Le mouvement radical, réputé être la vitrine politique de l’organisation armée ETA, voue aujourd’hui une solide inimitié à Bizi en raison de ses pratiques « non basquement pures » et trop consensuelles. Et ça ne risque pas de s’arranger. Plusieurs villes envisagent de lancer leur propre « Alternatiba », en réponse à l’appel de Bizi. Une rencontre nationale de tous les groupes volontaires se prépare pour février 2014. Et l’été prochain, quelques militants de Bizi prévoient un tour de France, puis d’Europe, pour renforcer le mouvement en portant la bonne parole auprès de grands réseaux.
[^3]: Voir Politis du 3 décembre 2009.
[^4]: Au lieu de “bici” en basque.
[^5]: Le nationalisme basque, qui va des groupes autonomistes aux indépendantistes.