Ces tabous qu’il faudrait « briser »…

Un livre à paraître en janvier accuse le Front de gauche d’être sous l’emprise du « politiquement correct » et de « faire le jeu du FN » en refoulant les idées de sortie de l’euro, de souveraineté nationale et de protectionnisme économique. Une pente glissante et un faux problème.

Marion Rousset  • 19 décembre 2013 abonné·es

Les briseurs de tabous prospèrent sur la scène politique. Au PS comme à l’UMP, des hérauts du « parler-vrai » empruntent au FN sa prétention à la transgression. Avec eux, les interdits sautent, les complexes disparaissent. Le Front de gauche, qui avait jusqu’alors résisté à cette lame de fond, se laisserait-il gagner à son tour par le lexique psychanalytique ? C’est en tout cas la brèche dans laquelle s’engouffre Aurélien Bernier, auteur de la Gauche radicale et ses tabous [^2], à paraître en janvier. Ce membre du M’PEP (Mouvement politique d’émancipation populaire), fondé par des anciens d’Attac, en est convaincu : le PG et le PC sont responsables de leur échec face au FN.

Comment la gauche de rupture se débrouille-t-elle pour ne pas récolter davantage les dividendes de la crise économique et financière ? À la présidentielle, malgré un score à deux chiffres, Jean-Luc Mélenchon est largement doublé par Marine Le Pen, qui monte à près de 18 % au premier tour. En juin 2012, à Hénin-Beaumont, elle lui inflige une nouvelle claque. Quant aux intentions de vote aux municipales de 2014, elles ne semblent pas inverser la tendance. La faute à qui ? Ou plutôt à quoi ? Au refoulement de trois idées qui seraient devenues indéfendables à la gauche de la gauche : la sortie de l’euro, la souveraineté nationale, le protectionnisme économique. Certes, une dose d’autocritique est la bienvenue. De là à faire la chasse au « politiquement correct »… « Le tabou est un terme tout sauf tabou. Il est omniprésent dans le discours politique et participe de sa droitisation. On dit tout le temps de ceux qui reprennent aujourd’hui des éléments de l’extrême droite qu’ils brisent des tabous », souligne le sociologue Éric Fassin. Il publie en mars Gauche. L’avenir d’une désillusion [^3]. Et de s’interroger : « Comment Aurélien Bernier prévoit-il d’éviter que le souverainisme économique qu’il défend ne soit, comme pour le FN, l’envers d’un nationalisme identitaire ? Si on considère que ce lien n’est pas nécessaire, comment fait-on pour que l’un n’entraîne pas l’autre ? » Cette crainte de voir confortés les discours de l’extrême droite, le sociologue Christophe Aguiton, membre d’Attac, la partage : « Employer le mot “tabou”, c’est risquer d’embarquer des “non-dits” tels que l’immigration, qui donneraient au repli national un sens beaucoup plus lourd ». Ce terme est glissant. En outre, en voulant être iconoclaste, « on pousse à outrance les points de vue et on pervertit le débat d’idées », estime l’historien communiste Roger Martelli, qui, dans la Bataille des mondes  [^4], plaide pour « une mixité assumée de national et de supranational ». La « solution nationale », un pari risqué ? Quoique Bernier se refuse à toute rhétorique identitaire, d’autres exemples prouvent qu’il n’est pas toujours aisé de maintenir un cordon sanitaire entre le discours sur la protection des frontières et le rejet de l’immigration. Ainsi du géographe Christophe Guilluy, compagnon de route de la Gauche populaire (PS), qui jugeait insuffisante la perspective économique de Montebourg en 2010 : « Il va bien falloir poser la question de la régulation des flux migratoires. Montebourg, c’est le protectionnisme chic, les marchandises mais pas les hommes. Ce n’est pas vrai qu’on peut être dans une logique protectionniste tout en prônant l’ouverture des frontières pour les flux migratoires »,   affirme-t-il sur le site Mediapart. Cette tendance à l’amalgame n’est pas nouvelle. Au début des années 1980, le Parti communiste assortissait parfois la défense de la souveraineté nationale d’ « opérations coup de poing contre l’immigration particulièrement malvenues », rappelle Aurélien Bernier. Mais c’était avant la percée du Front national. Le résultat des élections du Parlement européen en juin 1984, lorsque, pour la première fois, Georges Marchais et Jean-Marie Le Pen sont au coude-à-coude, traumatise toute une génération : « Viscéralement antifascistes, le PCF, les trotskistes et les mouvements alternatifs s’engagent dans un combat contre les idées du Front national.  […] Ce que dit le FN est systématiquement qualifié de “démagogique”, et la gauche radicale tend par principe à dire exactement l’inverse », assure l’auteur. D’où un regain de méfiance envers la nation, entachée de collusion avec l’extrême droite.

Et aujourd’hui ? La sortie des « tabous » est une arme anti-FN à manier avec précaution, car, pour une gauche de la gauche un peu en panne, la planche de salut pourrait vite se transformer en coup de grâce. Et, à l’heure où l’extrême droite a le vent en poupe, alimenter les discours xénophobes. « La meilleure chose à faire est d’être clairs sur nos positions migratoires, pour la régularisation immédiate de tous les sans-papiers et la liberté de circulation », estime Cédric Durand. Le parti pris de cet économiste, qui a dirigé un ouvrage collectif intitulé En finir avec l’Europe [^5], est né d’une déception. À 38 ans, il appartient à une génération qui s’est engagée dans le mouvement altermondialiste. Il a participé aux forums sociaux européens et soutenu les marches des chômeurs comme les eurogrèves, mais, aujourd’hui, il n’y croit plus. Les slogans pour « une autre Europe » sonnent creux à ses oreilles. « Sans distinguer ses chances de succès, la gauche radicale – ses militants, dirigeants, électeurs – ne peut que désespérer. » Alors que faire ? Chercher refuge dans l’enceinte nationale ? Pas trop sa tasse de thé. Il préfère parler d’un détour par la nation, le temps d’avancer des propositions destinées à essaimer chez nos voisins européens. « La gauche ne peut pas faire le pari de peser directement sur les décisions au niveau européen, donc elle est cantonnée à un agenda national de rupture. C’est là que ses forces peuvent se mobiliser », explique-t-il. Une idée qui fait son chemin. Cédric Durand a même été invité à débattre de son livre aux universités d’été d’Attac et du Front de gauche. « C’est nous qui avons construit les arguments contre l’Europe libérale depuis deux décennies – le FN était très libéral à l’époque – et, dans la conjoncture actuelle, il pille notre argumentaire », déplore-t-il. Son but : construire un récit politique crédible dans l’espoir de remporter des victoires.

Le débat est ouvert. N’empêche. Dans la bataille électorale contre le Front national, pas sûr que la rupture avec l’Europe soit un argument si porteur. D’abord parce que le succès du parti d’extrême droite ne repose pas là-dessus. Selon un sondage Ipsos-France Bleu de novembre 2013, 75 % des Français interrogés jugent ses propositions sur l’arrêt de l’euro et le retour au franc peu convaincantes. C’est sur la sécurité et l’immigration qu’il emporte le plus l’adhésion. Ensuite parce que toutes les organisations de gauche qui ont fait du souverainisme un cheval de bataille ont échoué. « On le verrait si ça devait marcher ! Le M’PEP ne sort pas de la marginalité extrême malgré une défense de la nation comme seul cadre authentique et légitime de reconstruction d’un projet émancipateur, rappelle Christophe Aguiton. Quant au POI  [Parti ouvrier indépendant, NDLR], sur la même ligne, ses résultats électoraux ne sont pas glorieux. » Aux dernières législatives, en juin 2012, il n’atteignait pas 0,5 %. Toutes proportions gardées, les autres expériences historiques sont à l’avenant. Les pics de popularité de Jean-Pierre Chevènement ont été un feu de paille. Et, au milieu des années 1980, la position souverainiste de Georges Marchais ne l’empêche pas d’être rattrapé par Jean-Marie Le Pen. Il faudra attendre 1997 pour que le PCF, pressé par le PS, rallie le projet d’une autre Europe. « La chronologie ne confirme pas l’hypothèse d’Aurélien Bernier. Certes, le déclin du PCF coïncide plus ou moins avec la montée du FN, mais pas avec son renoncement au souverainisme », analyse Éric Fassin. On pourrait imaginer une autre hypothèse, c’est que le Parti communiste paye alors sa participation au gouvernement et que le FN bénéficie au contraire de ne pas y être. » C’est aussi l’analyse de l’économiste Michel Husson, pour qui « le discrédit du PS rejaillit sur le Front de gauche. Il ne peut pas jouer comme le FN sur une position d’extériorité totale ». L’âge d’or du souverainisme triomphant a un air de mythologie. Et si la recette n’a pas joué son rôle protecteur hier, il n’y a pas de raison pour qu’elle fonctionne mieux cette fois. La nostalgie n’est donc d’aucun secours, sauf à imaginer des électeurs désemparés au point de croire aux solutions clés en main. Des solutions que Michel Husson dénonce, à l’instar du durcissement des frontières dont on idéalise le rôle : « Les flux du commerce et des investissements sont à cheval sur les frontières nationales. Ce qu’on importe de Chine, par exemple, ce sont en grande partie les firmes multinationales qui le produisent, et c’est donc sur elles et non sur les pays qu’il faut exercer un contrôle, explique-t-il. La solution, c’est de faire perdre de l’intensité à ces échanges. La taxe kilométrique est une idée dont se moque Aurélien Bernier et qui pourtant touche la vraie cible. »

Son autre bête noire ? La sortie sèche de l’euro. Alors que le M’PEP se félicitait en septembre dernier de l’invitation du PCF à débattre du sujet, la tentation du « simplisme » alarme l’économiste : « Croire qu’en sortant de l’euro on s’extirperait des effets de la mondialisation est une illusion diffusée par le FN. » Inégalités et injustices ne disparaîtront pas d’un coup de baguette magique. Au fond, « cette simplification est une manière redoutable d’entrer dans le logiciel de l’extrême droite, elle transforme une question sociale en une question nationale, c’est un aveu de faiblesse ». Ou l’ultime syndrome du complexé. Si le Front de gauche s’y met…

[^2]: La Gauche radicale et ses tabous. Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national , Aurélien Bernier, éd. Seuil, janvier 2014.

[^3]: Gauche. L’avenir d’une désillusion , Éric Fassin, éd. Textuel, à paraître en mars 2014.

[^4]: La Bataille des mondes. « Pour la démondialisation, tapez 1 ; pour la mondialité, tapez 2 » , Roger Martelli, éd. François Bourin, octobre 2013.

[^5]: En finir avec l’Europe , Cédric Durand (dir.), éd. La Fabrique, mai 2013.

Politique
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