Affaire Dieudonné : une difficile pédagogie
Il faut se faire entendre et comprendre par ceux qui croient, avec de tels alliés, lutter contre le système, ou déjouer on ne sait quel complot.
dans l’hebdo N° 1285 Acheter ce numéro
Lorsque, dans notre numéro du 19 décembre, nous avons annoncé le titre de notre prochain dossier, « Cet antisémitisme qui fait le buzz », nous étions loin de penser que l’affaire prendrait cette ampleur. Internet en était le seul réceptacle et l’unique véhicule. Tout s’est accéléré à partir de la sortie de Dieudonné contre le journaliste de France Inter Patrick Cohen. Tant mieux, si cet horrible mot de trop permet de prendre la mesure du problème. Mais en a-t-on vraiment pris la mesure ? On peut s’interroger. Suffit-il d’interdire Dieudonné, comme si son acolyte Alain Soral, plus influent que lui sur Internet, n’existait pas ? Et comme si n’existaient pas ces dizaines de milliers de spectateurs qui s’apprêtent à aller rire des détestables plaisanteries de Dieudonné ? Vont-ils disparaître d’un coup par la magie d’un décret ministériel ?
Évidemment, Manuel Valls va au plus simple, et au plus simpliste. Au plus efficace en termes de communication, et au moins efficace sans doute dans la réalité. Interdire, c’est une façon de ne pas prendre en compte le malaise profond que cette affaire révèle. Si la méthode est discutable, les alliés du ministre ne le sont pas moins. Lorsqu’on voit Arno Klarsfeld inviter à aller faire du raffut là où Dieudonné se produit, en sorte que la menace de trouble à l’ordre public – qui n’a pas été retenue jusqu’ici par les tribunaux – devienne bien réelle, on craint le pire. Espérons simplement que Manuel Valls n’est pas complice de cette stratégie d’affrontement à tout point de vue calamiteuse. Sans compter que le locataire du théâtre de la Main-d’Or, au fond, ne doit pas être mécontent de pareille adversité. Il retrouve là ceux qui alimentent ordinairement son discours de haine : les artisans les plus zélés de la confusion entre antisémitisme et antisionisme, et les plus prompts à applaudir à chaque bombardement sur Gaza. Ceux-là ne sont sans doute pas les mieux placés pour sonner la charge contre un personnage qui fait lui-même commerce de cette confusion. Car le problème n’est pas tant de faire taire Dieudonné et son complice Soral (dont la chronique médiatique sous-estime le rôle et auquel nous consacrons l’essentiel de notre dossier) que de soustraire à leur influence des jeunes gens qui les suivent, par naïveté, par ignorance, ou parce qu’ils croient ainsi donner libre cours à leur rage sociale et politique. C’est à leur public qu’il importe de s’adresser. Et c’est de pédagogie plus que d’interdit qu’il faut user. Il faut se faire entendre et comprendre par ceux qui croient, avec de tels alliés, lutter contre le système, ou déjouer on ne sait quel complot. Ou – plus stupide encore – ceux qui s’imaginent aider les Palestiniens contre la politique coloniale de M. Nétanyahou en faisant le geste obscène dit « de la quenelle » devant le Mémorial de la Shoah ou devant la maison natale d’Anne Frank.
À tous ceux-là, il faut dire qu’ils blessent non seulement la mémoire juive, mais la mémoire de toute l’humanité ; et qu’il y a de la bestialité à prendre ainsi la pose en ces lieux hautement symboliques, et une insigne bêtise à faire circuler ces images pour en sourire ou pour s’en vanter. Comme il y a de l’indignité à s’esclaffer quand Dieudonné regrette les chambres à gaz pour Patrick Cohen au seul prétexte que celui-ci n’a pas envie de l’interviewer – ce qui est bien son droit. On aimerait pouvoir leur faire la morale. On aimerait qu’il suffise, pour leur faire passer l’envie de rire à ce sujet, de les confronter aux images d’amoncellement de corps décharnés de Nuit et Brouillard. Mais ils les ont déjà vues peut-être, sans avoir pu y réfléchir. Et il arrive même qu’à force de répétitions, le message tue le message.
Ne soyons donc pas trop iréniques. La morale est indispensable, mais elle ne peut pas grand-chose quand elle est dispensée par une société qui la méprise en permanence. Les sermons sont de peu de poids quand la réalité quotidienne les contredit à chaque coin de rue. Une partie du public de Dieudonné exprime un sentiment d’impuissance devant ces contradictions. Impuissance sur la question palestinienne, qui reste tellement sensible dans notre pays. Impuissance et colère quand on voit notre président de la République festoyer avec son « ami Benjamin » Nétanyahou, bien au-delà des obligations de la realpolitik ; impuissance sur la question religieuse lorsqu’on remet sans cesse sur le devant de l’actualité cette affaire de voile pour multiplier des interdits qui sont autant de stigmatisations. Impuissance démocratique, tout simplement, quand on pense que tous les partis de gouvernement font la même politique, que les promesses de campagne ne sont plus que galéjades, et que le chômage est votre seul horizon. Veillons donc, nous aussi, à ne pas mener ce combat contre l’antisémitisme avec de mauvais alliés. Et gardons-nous d’oublier que le principal racisme qui ronge notre société, c’est de loin l’islamophobie (je ne sais jamais si le mot est le bon, mais on se comprend…). C’est pour toutes ces raisons que l’affaire pose beaucoup plus de questions qu’il y paraît. Quant à Dieudonné, qu’il aille au diable !
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don