L’offensive des « néocons »
Mariage pour tous, avortement, fin de vie, études de genre : les réformes sociétales en cours ravivent les élans réactionnaires. Tour d’horizon de ces décomplexés « en colère ».
dans l’hebdo N° 1288 Acheter ce numéro
Dies Irae. Jour de colère. C’est le nom d’un mouvement qui espère fédérer les mécontentements contre François Hollande. Le 26 janvier, à Paris, il aurait rassemblé 17 000 personnes selon la police, 160 000 d’après les organisateurs, après avoir rameuté près de 25 000 adeptes sur les réseaux sociaux. Mot d’ordre de cette mobilisation, qui s’est soldée par 250 interpellations et 19 policiers blessés : « Nous avons tous au moins une raison d’être en colère contre ce gouvernement qui n’écoute pas le peuple, matraque les contribuables, affame nos paysans, enterre notre armée, libère les délinquants, déboussole nos enfants, pervertit notre système scolaire, réduit nos libertés, assassine notre identité, détruit nos familles. » Dans ses rangs, principalement des gens qui se sont connus lors de la Manif pour tous : le Printemps français, Hommen, Marianne, Cache-cache pour tous, Veilleurs, Antigone, Sentinelles… Soit des collectifs anti-mariage gay auxquels il faut adjoindre les catholiques intégristes de Civitas, des groupes anti-islam comme le Comité Lépante, des collectifs contre le matraquage fiscal (Vache à lait et Citrons pressés), des fans de l’antisémite Dieudonné et des Bonnets rouges. Racistes et homophobes dans le même panier, clamant « la France aux Français », un slogan déjà signé.
« La gauche repasse à l’offensive sur les questions de société », titrait le Figaro du 22 janvier, mentionnant celles-ci : « Famille, IVG, euthanasie. » Une « offensive » qui réveille de vieux élans réactionnaires, voire fascisants. Les marches pour la vie des 19 janvier et 2 février constituent un cas d’école. Elles ont été organisées pour protester contre l’extension du droit à l’avortement en France, alors qu’une proposition de loi entend réduire l’accès à l’IVG en Espagne. L’avortement devient chez nous un choix à part entière, et le PS peut ainsi se prévaloir d’être à l’avant-garde de l’Europe. Mais une partie de la droite en profite pour débrider certains réflexes, allant d’une proposition (rejetée) de dérembourser l’IVG à des manifestations qui n’auront bientôt plus rien à envier aux « pro-life » américaines. Au même moment, des pétitions lancées par des catholiques rencontrent un succès inattendu, dont une « supplique au pape » qui aurait dépassé les 85 000 signatures, le 20 janvier. « Nous souhaitons qu’à l’occasion de la visite de François Hollande au pape François […], celui-ci puisse officiellement lui faire état du profond malaise et de l’inquiétude grandissante de nombreux catholiques de France face à la promotion par son gouvernement d’atteintes majeures aux droits fondamentaux de la personne », explique cet appel qui évoque la « loi Taubira », la « PMA-GPA », ainsi que les « recherches sur l’embryon humain » et le « gender ». Il rassemble des « catholiques de base » et aurait été rédigé par trois jeunes qui se seraient rencontrés dans le sillage de la Manif pour tous. « Nous sommes une petite centaine, beaucoup de Parisiens, constitués en un groupe qui échange beaucoup sur Internet », explique à la Croix Julie Graziani, l’une des trois rédactrices de cet appel. Le groupe a déjà milité contre Gleeden, un site de rencontres extraconjugales.
« Les sujets liés aux valeurs sont centraux dans le débat politique. L’UMP est trop prudente sur ces questions : j’assume par exemple le mot “abrogation” de la loi Taubira. Je manifesterai le 2 février avec la Manif pour tous », a confié à la Croix le député UMP Hervé Mariton. Le point de cristallisation, c’est le mariage pour tous et le contre-mouvement qu’il a déclenché : le Printemps français. Celui-ci campe une forme de renouveau militant et décomplexé de la France maurassienne. La Manif pour tous a fait descendre dans la rue des gens qui n’avaient jamais milité, et même des électeurs de gauche venus défendre l’institution du mariage et une certaine idée de la famille et de la procréation. « Le phénomène va au-delà des 4 % de catholiques pratiquants en France, indique le chercheur en sciences politiques Gaël Brustier. Le mouvement social contestataire s’agglomère dans un mouvement plus large. Ces gens pensent que, derrière le mariage pour tous, la PMA et la GPA – qu’ils craignent par-dessus tout –, il y a un projet global de civilisation, c’est cela qui crée cette panique morale. » Quand, le 21 janvier, un autre amendement à la loi sur l’égalité décide de supprimer du droit l’expression « en bon père de famille » pour la remplacer par « raisonnable », les mêmes qui s’opposaient au mariage pour tous hurlent contre cette « nouvelle attaque contre la famille ». Hervé Mariton, toujours lui, fustige alors le « totalitarisme linguistique » à l’œuvre. La fin du « bon père », si ce n’est pas le signe d’un déclin ! Sur cette tendance, la droite n’est pas seule : le passéisme progresse et le repli sur soi s’accentue, révèle le sondage annuel Ipsos- le Monde sur les « fractures françaises », publié le 21 janvier. Par rapport à 2013, « la demande d’ordre et d’autorité est toujours très élevée », idem pour la « défiance à l’égard d’autrui et du monde extérieur », et « sur l’hostilité à l’égard des étrangers et de l’islam ». Depuis le début de la présidence Hollande, il n’y a guère que sur les questions de société que la gauche peut garder la tête haute. Et encore : le débat sur la PMA pour les couples de femmes est reporté aux calendes grecques. Le gouvernement attend l’avis du Comité d’éthique. Idem pour la fin de vie. Le débat sur l’euthanasie est cependant moins risqué car il y a consensus sur la nécessité d’améliorer le droit. En outre, les libéraux sont plutôt favorables à une autorisation. Mais pour les « pro-life », que ce soit pour l’IVG ou l’euthanasie, le combat est le même. Et ils n’hésitent pas à le faire savoir, notamment via la fondation Jérôme-Lejeune, lobby catholique très bien introduit.
Le ministre de l’Éducation, Vincent Peillon, s’est opposé à ce que l’école puisse enseigner « une théorie allant jusqu’à la négation de la différence sexuelle ». S’il a réaffirmé la nécessité de lutter contre les inégalités, il a fait preuve de sa méconnaissance des études de genre, champ pluridisciplinaire dont l’objet est de montrer comment certaines différences physiologiques sont mises en avant pour déterminer un ordre social. « L’idée qu’il existe une théorie du genre est un argument récurrent des conservateurs de tout poil qui cherchent à renvoyer de solides analyses empiriques à la fragilité d’une doctrine », lui ont rétorqué les sociologues Laure Bereni, Anne Revillard et Sébastien Chauvin ainsi que le politiste Alexandre Jaunait ( Libération ). C’est exactement la démarche de l’Union nationale interuniversitaire (UNI), syndicat étudiant de droite qui a créé un Observatoire de la théorie du genre au lendemain de l’adoption de la loi sur le mariage pour tous. « Pas question de voir cette “vue de l’esprit visant à perturber l’ordre établi” pénétrer l’enceinte scolaire », a déclaré son président, Olivier Vial, en encourageant les parents d’élèves à créer des « comités de vigilance ». La semaine dernière, des parents d’élèves, notamment dans les Hauts-de-Seine et à Saint-Denis (93), ont reçu un message les invitant à retirer leurs enfants de l’école un jour par mois pour interdire la théorie du genre dans les établissements. Suivaient les explications vidéo de Farida Belghoul, proche d’Alain Soral (voir Politis n° 1285), qui ferait fureur chez les mères musulmanes. À l’en croire, Vincent Peillon aurait changé d’avis au point d’intégrer le sujet dans les programmes pour la prochaine rentrée. Ce sont des arguments pas si éloignés qui ont entraîné une fronde contre le film Tomboy, de Céline Sciamma, programmé par le dispositif École et cinéma. Ou la polémique autour de la diffusion du Baiser de la lune, de Sébastien Watel, dans le cadre scolaire. Une fille qui se fait passer pour un garçon dans le premier, un amour entre deux poissons garçons dans le second… L’école est un bon poste d’observation : l’ordre moral y trouve toujours une chaise de libre.