Affaire Kerviel: décision de la Cour de cassation le 19 mars
L’ancien trader de la Société générale tente de faire annuler sa condamnation. Plusieurs personnalités, dont Eva Joly après Jean-Luc Mélenchon, pointent les zones d’ombre de l’enquête.
La Cour de cassation se prononcera le 19 mars sur le pourvoi en cassation de l’ancien trader junior de la Société générale Jérôme Kerviel, dont la défense a plaidé ce matin qu’il ne pouvait être tenu pour seul responsable de l’énorme perte subie par la banque. Il vit sous la menace d’une incarcération en cas de rejet, préconisé par l’avocat général. Condamné en première instance puis en appel à la même peine – cinq ans d’emprisonnement dont trois ferme et 4,91 milliards d’euros de dommages et intérêts, un montant qui le condamne à la mort sociale –, il reconnaît une part de responsabilité mais réfute avoir agi en secret : « J’ai fait ce que la banque m’a appris à faire et je n’ai volé personne » , martèle-t-il.
Un peu plus de six ans après la révélation des faits , l’ancien trader emblématique des dérives de la finance continue de se battre et clame son innocence. Il a reçu en juin dernier le soutien inattendu de Jean-Luc Mélenchon, qui, dans une longue note sur son blog, pointait les anomalies de l’enquête.
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Mais aussi celui de l’écologiste Julien Bayou. Sans se positionner sur l’ « innocence ou pas » de Jérôme Kerviel, ce conseiller régional EELV d’Île-de-France, a demandé qu’on lève « les zones d’ombre » d’une affaire qui, selon lui, cache celles de la Société générale. Car, peu de temps après la révélation de l’affaire, la banque a réussi à obtenir de l’État (en l’occurrence de la ministre de l’Économie, Christine Lagarde) 1,7 milliard d’euros à titre de compensation, sans que ses pertes aient été jamais estimées par une autorité indépendante. Quatre fois plus que ce que l’arbitrage Tapie a coûté au contribuable !
Lundi, Eva Joly s’est insurgée, à son tour, dans l’hypothèse où le procès ne serait pas cassé, contre la condamnation « à vie [d’] un ancien trader qui n’a jamais agi que dans l’intérêt de sa banque, qui récompensait chaque année en bonus sa seule hiérarchie pour sa conduite spéculative inconsidérée ». Sur le site du Huffingtonpost, l’ancienne magistrate et députée européenne EELV soulève cinq questions troublantes sur l’enquête. Sa conclusion est pour le moins troublante :
« Qu’il soit condamné ou blanchi, Jérôme Kerviel le sera sur la seule base des dires de la partie civile en ce qui concerne les pertes prétendues. Or, à ce jour, jamais la justice n’a daigné enquêter sur la réalité de la perte déclarée par la Société générale. Comment se l’expliquer ? Comment s’expliquer qu’il soit condamné sur la base “d’aveux” présentés par la Société générale, aveux dont on sait grâce à Mediapart qu’ils ont été tronqués et que plus de deux heures d’explications manquent ? »
La responsabilité de la banque
Devant la chambre criminelle de la Cour de cassation , réunie ce jeudi en formation plénière (celle-ci rassemble une trentaine à une quarantaine de magistrats) pour examiner le dossier, les débats ont porté sur ce que la banque savait ou aurait dû savoir de ce qui se tramait dans la salle des marchés d’une tour de La Défense où officiait Jérôme Kerviel. Pour la défense du trader, elle ne peut se prétendre victime.
Des défauts de contrôle importants ont notamment été pointés par le régulateur des banques – la Commission bancaire, devenue l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP) –, qui a condamné Société générale à 4 millions d’euros d’amende pour ces manquements. Mais, dans son avis écrit, l’avocat général près la Cour de cassation, Yves Le Baut, s’en tient à une jurisprudence constante : une « victime négligente n’est pas pour autant une victime consentante » . Selon le magistrat, « on ne peut tirer pour conséquence du défaut de vigilance » de la banque « son adhésion à la commission des agissements qui lui ont porté préjudice » .
Aucun profit personnel
La défense de Jérôme Kerviel conteste également les dommages et intérêts attribués à la banque, ces 4,91 milliards d’euros dont l’accusé ne pourrait sans doute payer qu’une infime partie si la condamnation devenait définitive. Ce montant correspond à la perte constatée par l’établissement bancaire après qu’il s’est défait de toutes les positions accumulées par le trader junior, qui avaient atteint 49 milliards d’euros environ début janvier 2008.
L’ancien trader rappelle notamment qu’il n’a tiré aucun profit personnel des opérations incriminées et accuse la banque d’avoir matérialisé cette perte en soldant son exposition sans discernement. Cependant, l’avocat général s’inscrit dans la lignée des deux premières décisions de justice, qui ont suivi la jurisprudence imposant une réparation intégrale du préjudice. Une fois le préjudice évalué, il ne peut être indemnisé qu’en totalité et non partiellement, selon lui, même si le montant est colossal.
Quelle que soit la décision de la Cour , le 19 mars, d’autres procédures se poursuivront, notamment aux prud’hommes, où l’ancien trader conteste les conditions de son licenciement. Une audience est prévue le 24 mars. La défense de Jérôme Kerviel a, par ailleurs, déposé deux plaintes contre Société générale, l’une pour faux et usage de faux, l’autre pour escroquerie au jugement, respectivement en juin et juillet 2013.
« Aux États-Unis, le pays du capitalisme roi, rappelle Eva Joly *, le procès de “la baleine de Londres”, ce trader qui avait trop misé et perdu 6 milliards d’euros, est finalement devenu le procès de son employeur, JP Morgan, accusé de “conduite imprudente”. »* En France, toute l’affaire tend à prouver jusqu’ici qu’un tel dénouement est impensable. Comme si « le torrent de boue » qui s’est abattu sur Jérôme Kerviel depuis six ans devait « servir de paravent aux folies d’un système sans morale et à la rapacité sans limite » .
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