Frederick Wiseman : « J’aime choisir l’endroit qui excelle dans son domaine »
Frederick Wiseman a tourné At Berkeley au moment où l’université californienne connaissait une crise financière.
dans l’hebdo N° 1292 Acheter ce numéro
Interviewer Frederick Wiseman, c’est interviewer l’un des plus grands cinéastes de ces cinquante dernières années et un maître du documentaire. At Berkeley, son quarantième film, tourné dans la célèbre université située en Californie, résonne plus que jamais avec l’air du temps : les attaques subies par le secteur public dans toutes les sociétés occidentales. Le réalisateur s’en explique ici, dans un français appris de longue date, quand il était de ce côté de l’Atlantique dans les années 1950.
Vous avez été vous-même étudiant dans une université, Williams, que vous avez détestée. Pourquoi ?
Frederick Wiseman : Je suis entré en première année de droit dans cette université, en 1947. La vie sociale s’organisait autour de clubs étudiants. Avant les cours, les futurs étudiants devaient se rendre à l’université pour être choisis par ces clubs. Tous écartaient les juifs – ils n’avaient pas besoin de le faire avec les Noirs, car socialement ceux-ci n’avaient pas accès à l’université. Au lendemain de la guerre, l’antisémitisme était très fort aux États-Unis. J’avais 17 ans. Ça a été un choc pour moi. C’est pourquoi j’ai détesté cette université. J’y étais considéré comme un citoyen de deuxième classe. Cela m’a beaucoup marqué.
Y avez-vous pensé quand vous avez tourné à Berkeley ?
Pas vraiment. Mais même s’il y a eu beaucoup de progrès depuis les années 1960, l’antisémitisme et le racisme existent toujours. Certes, ils ne sont pas aussi forts que dans les années 1930 et 1940, mais ce serait s’illusionner que de croire que par magie cela a disparu.
Il y a une séquence où des étudiants noirs disent qu’ils ne sont jamais inclus spontanément dans les groupes de travail par les autres étudiants. Or, on se dit qu’à Berkeley moins qu’ailleurs, il devrait y avoir du racisme…
Et c’est vrai qu’il y en a moins qu’ailleurs, beaucoup moins. Parce que c’est une université libérale, très ouverte, avec beaucoup de Noirs, d’Hispaniques… Berkeley accueille les étudiants sans argent, à partir du moment où ceux-ci sont excellents. L’université leur trouve des bourses. Ce dont il est question dans la séquence que vous citez, c’est du racisme des autres étudiants, pas celui de l’université. À Williams, pour en revenir à ce que j’ai connu, l’antisémitisme y était institutionnalisé.
Pourquoi avoir choisi Berkeley ?
J’ai toujours voulu tourner dans une université – c’est lié à la série de films sur les institutions que j’ai réalisés – et, avant tout, une université publique. Berkeley est non seulement la meilleure université publique des États-Unis, mais la meilleure au monde – et la seconde de toutes les universités, après Harvard. J’aime choisir l’endroit qui excelle dans son domaine. Bridgwater, où j’ai tourné Titicut Folies [le premier film de Frederick Wiseman, NDLR], était considérée comme la meilleure prison pour les criminels fous, même si c’était horrible.
Berkeley, c’est l’Amérique « qui gagne », mais pas en faisant de l’argent et en ayant une réussite individuelle aux dépens des autres. C’est un lieu de justice sociale, de non-discrimination et de transmission du savoir. Ce n’est pas l’image des États-Unis qui est la plus couramment renvoyée…
C’est dommage, parce que cela existe. Ce n’est pas si unique – même si Berkeley est unique dans la très grande qualité. Beaucoup, aux États-Unis, partagent ces valeurs, aspirent à une société où il y a plus d’égalité. Mais ce dont vous venez de parler, c’est de l’image des États-Unis véhiculée par les médias.
Étant donné la crise financière que rencontre Berkeley au moment où vous commencez le film, avez-vous voulu faire d’At Berkeley un playdoyer ? Non. Je n’ai jamais de telles intentions quand je commence un film. J’essaie toujours de tourner avec les yeux et les oreilles grands ouverts, sans a priori. Et le film, à la fin, doit être une sorte de « compte rendu » de ce que j’ai appris. Avant de tourner, je n’avais pas conscience de l’ampleur de cette crise, due avant tout au désengagement financier de l’État de Californie. À partir de la première réunion de la direction que nous avons tournée, j’ai découvert la gravité du problème. Bien entendu, il était impensable que je ne suive pas cela de près.
Le point de vue de la direction est le fil rouge du film…
Un des sujets importants du film, c’est comment diriger une université comme Berkeley. Quelles sont les valeurs des membres de cette direction ? Ont-ils des intérêts privés ? Sont-ils narcissiques ? Comment voient-ils l’avenir de l’université ?
Ces gens ont des idéaux de justice. L’avez-vous découvert sur place ou le saviez-vous avant ?
Avant le tournage, les relations que j’avais eues avec le chancellor [le directeur de Berkeley, Robert Birgeneau au moment du tournage, NDLR] avaient été brèves, pour qu’il me donne l’autorisation de faire le film. Au fur et à mesure du tournage, j’ai éprouvé beaucoup de respect pour ces gens. Ils sont intelligents, sensibles. Ils veulent maintenir la qualité et l’intégrité de l’université. Ils l’aiment profondément, et ont compris son importance. Une expression, aux États-Unis, dit : si Berkeley devait sombrer, l’enseignement public aux États-Unis sombrerait aussi. On assiste aujourd’hui à une attaque de grande ampleur contre l’enseignement public, tant sur le plan financier, avec la baisse des subventions publiques, que sur le plan idéologique, avec la droite dure. Certains prônent une gestion comptable pour l’université. C’est-à-dire que s’il n’y a que 5 ou 6 étudiants qui s’inscrivent à un cours d’histoire de la Renaissance, il faut supprimer ce cours. Ce qui revient à former des experts, des techniciens, mais pas des esprits critiques.
Souvent les étudiants s’expriment en classe, dans le film. Est-ce que ce sont des cours ?
Il y a 3 500 cours à Berkeley. Dans le film, on en voit 7 ou 8. J’ai privilégié les cours où les étudiants parlent. Car c’est dans ces moments que les valeurs prônées dans cette université s’expriment le mieux. J’ai assisté, il y a quelques années, à des cours à la Sorbonne. J’ai été frappé par la manière « autoritaire » de faire cours. Pas besoin de professeur, une machine suffit. Il n’y a presque aucun échange avec les étudiants. Ce qui n’empêche pas les enseignants de Berkeley d’être très exigeants avec les étudiants. La séquence du film la plus éloquente de ce point de vue est celle avec les vétérans qui suivent des cours. Plusieurs disent que c’est plus difficile que l’entraînement quotidien dans l’armée. À l’armée, disent-ils, il faut suivre les autres. À Berkeley, ils sont face à eux-mêmes, ils sont leur propre chef.
Que pensez-vous de la manière assez négative dont le chancellor commente les revendications des étudiants manifestants que l’on voit dans le film ?
Je crois que ce n’était pas faux de dire que le discours des leaders étudiants n’était pas très élaboré. Et que leur niveau de compréhension de la situation était assez décevant. Ils demandaient par exemple que l’inscription soit gratuite. Une revendication avec laquelle tout le monde peut être d’accord, même le chancellor. Mais comment faire quand le budget de l’université se compte en millions de dollars ?
Est-ce que des représentants des étudiants participent aux délibérations sur la direction de l’université ?
Oui. J’avais des séquences de ce type, mais je ne les ai pas gardées au montage. Il reste tout de même dans le film, vers la fin, une séquence où l’on voit des étudiants parler avec le vice-chancellor de la manifestation qui a eu lieu. Ces réunions se déroulent régulièrement, où le vice-chancellor expose le point de vue de la direction, et les étudiants le leur. Il y a de nombreux échanges formalisés entre la direction et les étudiants.
À Berkeley, les valeurs transmises théoriquement sont appliquées concrètement dans sa gestion…
Oui, le « vivre ensemble » n’y est pas qu’un slogan. On essaie, beaucoup plus qu’à d’autres endroits où j’ai tourné, d’y mettre en pratique ce qui est professé.