Soigne ta gauche, « Libé » !
La crise du quotidien a eu le mérite d’ouvrir un débat avec les lecteurs sur les valeurs du titre. Des réactions parfois rudes mais constructives.
dans l’hebdo N° 1291 Acheter ce numéro
Faut reconnaître que le mariage était mal embarqué. Trois mois après son arrivée à la tête de Libération, en mars 2011, Nicolas Demorand essuyait déjà une motion de défiance (il en recevra quatre en trois ans). À la fin de cette même année, il recevait une lettre du personnel s’estimant « dépossédé du journal », soulignant « l’attitude autoritaire et arrogante de la direction ». La rédaction dénonçait « des unes racoleuses », un traitement éditorial semblant « inféoder le journal au PS » et « la mise à l’écart de continents entiers du journal, comme le social, l’environnement, l’immigration » .
Entre la direction et le personnel, le fossé était déjà creusé. En novembre 2013, exigeant un vrai projet rédactionnel, la rédaction renouvelait sa défiance et demandait, à 89,99 %, le départ conjoint du directoire de Nicolas Demorand et de Philippe Nicolas. Le journal est dans le rouge, avec une dette de 6 millions d’euros et une baisse des ventes sur l’année de 14,3 %. Début janvier, la direction promet de nouveaux investisseurs. Le projet rédactionnel tant demandé n’a pas d’écho. La grève du vendredi 7 février, suivie le lendemain de la une spectaculaire, a changé la donne : « NOUS SOMMES UN JOURNAL, pas un restaurant, pas un réseau social, pas un espace culturel, pas un plateau télé, pas un bar, pas un incubateur de start-up », titre la rédaction en réponse au projet des actionnaires, lesquels voudraient faire du journal le « Flore du XXIe siècle ». Cinq jours plus tard, Nicolas Demorand a donc démissionné (avec l’élégance que l’on sait, dans un entretien accordé au Monde.fr). À vrai dire, l’histoire se passe ailleurs. Au sein même de Libé : d’ordinaire, les difficultés d’un canard et les conflits internes ne s’affichent pas dans ses colonnes, restent en vase clos. Au mieux, le lecteur peut espérer un communiqué (c’était le cas le mois dernier, à la République du Centre, après onze jours de grève et après que les salariés, excédés par le plan social imposé, ont « retenu » deux dirigeants du quotidien). Depuis le 10 février, le journal a publié chaque jour deux pages sur sa raison d’être, tenant informés ses lecteurs de ses combats, publiant aussi des billets de soutien (la photographe Olivia Frémineau ou encore Patrick Sabatier, ancien directeur adjoint de la rédaction), et diffuse sur son site nombre d’articles, de témoignages. Mieux même : à l’invitation des salariés, visant « la naissance d’un nouveau journal qui soit respectueux de [nos] valeurs et de [nos] attentes journalistiques », les articles ont déclenché beaucoup de commentaires de lecteurs. Des commentaires qui disent leur attachement au titre, leur mécontentement aussi, mais surtout qui expriment ce que le lecteur est en droit d’attendre d’un journal comme Libé, et au-delà de Libé. Non pas un journal qui irait « souvent à la facilité, à la reproduction de dépêches AFP », aux « unes Web racoleuses », dépourvu « d’humilité », habillé de « publi-reportages », manquant de « mordant et de pertinence en certaines occasions », et dont les journalistes devraient « franchir le périph pour voir ce qui se passe de l’autre côté » .
Et de prôner un journal « aux facultés émancipatrices », « plus subversif, vraiment de gauche », « impertinent et pluriel », « plus proche du peuple », avec « des articles de fond », des « idées », « un journal qui nous armerait, qui arrêterait le temps, forçant à la réflexion plutôt qu’à la digestion d’infos aussitôt oubliées ». Un journal qui « étonne », ne suive pas « les tendances », soit « non pas l’esprit du temps et encore moins à ses trousses », qui « interpelle », « surprenne », « conduise à réfléchir à [ses] propres opinions à travers la diversité de celles des autres », qui « n’anesthésie pas [la] réflexion mais la stimule et la prolonge. Une sorte de fertilisant intellectuel en somme ! ». Un journal « aigu », avec « une ligne directrice très claire », une « ouverture à l’incertain », qui « dérange et fait avancer ». Un leitmotiv dans ces réflexions constructives : surprendre. C’est peut-être la meilleure surprise qui puisse arriver à Libé pour réinventer son avenir. Et à la presse en général.