Ukraine : « Pour beaucoup, l’Europe c’est le rêve démocratique »
Pour Bernard Dréano, président de l’Assemblée européenne des citoyens, une forte majorité d’Ukrainiens se fait des illusions sur l’Union européenne.
dans l’hebdo N° 1292 Acheter ce numéro
Existe-t-il vraiment deux Ukraine, l’une pro-russe, l’autre pro-européenne ?
L’idée qu’il y a deux Ukraine, c’est vrai et c’est faux. Il n’y a pas une Ukraine occidentale civilisée et une autre, asiatique et barbare. C’est un dégradé de couleurs entre les deux. Mais il est vrai que tout à fait à l’ouest, la frontière avec la Pologne, c’est un peu comme notre frontière belge, et il en va de même tout à fait à l’est avec la frontière russe. Le rapport de force économique est également complexe. La situation a évolué au cours des dernières décennies. Il y avait une partie occidentale plutôt pauvre, et une partie orientale industrielle et riche. Cette dernière est aujourd’hui post-industrielle et pauvre.
Cependant, un certain clivage subsiste, même si tous les Ukrainiens se considèrent comme Ukrainiens, et non Russes ou Polonais. Mais il y avait un problème Ianoukovitch. Dans une grande majorité de la population, on ne voulait plus de lui. Un Ukrainien m’a dit une fois qu’il gérait le pays comme on gère une boîte de nuit, avec des videurs. C’était une opinion assez partagée. Il y a un rejet de toutes ces élites corrompues. Même dans la partie la plus proche de la Russie. À Kharkov, il existe bien 30 % de la population qui étaient hostiles à Ianoukovitch. Le vrai problème risque de venir de la Crimée. Elle a été rattachée à l’Ukraine par Khrouchtchev, mais elle ne fait pas partie de l’Ukraine historique. Et il y a en Crimée une importante population russe.
Les événements de ces derniers jours n’ont-ils pas montré, au-delà du cas Ianoukovitch, un État déliquescent ?
Oui, l’État est à la fois brutal et très faible. C’est d’ailleurs fort étonnant de voir qu’une police qui a reçu l’ordre de tirer sur la foule à balles réelles ne parvient pas à reprendre une place comme la place Maïdan, au centre de Kiev. On a vu des policiers battre en retraite, d’autres se faire capturer. Et quand ils ont donné l’assaut, on a plutôt eu l’impression que c’était pour se venger que pour répondre à des ordres venus d’en haut.
Ce qui a pu jouer et précipiter le rejet du régime, c’est, du côté de la population, une peur de la violence. N’oublions pas que l’Ukraine est l’un des pays qui a le plus souffert de la Seconde Guerre mondiale. C’est peut-être celui qui détient le record du nombre de morts au regard de sa population. Cette mémoire existe toujours.
Comment voyez-vous la suite ?
L’Ukraine a besoin à la fois de la Russie et de l’Union européenne. Il ne peut pas y avoir de solution qui exclut l’une des deux. Pour la majorité des Ukrainiens, l’Europe, c’est échapper à un régime autoritaire. La population voit surtout en l’Europe l’image de la démocratie. Elle ne voit pas le néolibéralisme et les privatisations. L’Europe, c’est le rêve démocratique. Il y a donc une forte illusion. D’autant plus forte que l’Union européenne ne veut rien faire, et ne peut rien faire, en raison de sa propre situation économique. Alors que la Russie est un partenaire économiquement indispensable. C’est le premier client de l’Ukraine.
L’autre illusion réside dans la nature de l’Otan. Pour beaucoup, l’Otan, c’est une police qui volerait à leur secours face à la répression. À l’inverse, l’intégration de l’Ukraine dans l’Otan, c’est pour la Russie le chiffon rouge. Poutine utilise dans sa propagande l’amalgame Otan-Union européenne. Et la grande maladresse des Américains, c’est d’entretenir cet amalgame.
On a l’impression que le personnel politique de l’opposition ne vaut guère mieux que celui qui marchait avec Ianoukovitch…
Il n’y a rien de très nouveau. Ioulia Tymochenko a elle-même été accusée de corruption. Et ces accusations étaient en grande partie fondées, même si le régime en a ajouté des tonnes. Un personnage comme le boxeur Vitali Klitschko est évidemment neuf. Il a l’avantage de ne pas être impliqué dans des scandales de corruption, mais, en vérité, on ne sait rien de lui.
Et on ne peut pas dire qu’il existe en Ukraine une gauche capable de faire pendant à la droite ultra-nationaliste du parti Svoboda. Il existe un potentiel de gauche, mais rien de très structuré. En vérité, il n’y a pas d’alternative construite.