« À Grenoble, on réinvente la gauche »

La liste de l’écologiste Éric Piolle, soutenue par le Parti de gauche et EELV, et formée pour moitié de candidats sans étiquette, tient tête au socialiste Jérôme Safar, qui veut succéder à Michel Destot.

Patrick Piro  • 13 mars 2014 abonné·es

«U n jour, mon mari me raconte, décomposé, que le conseil régional projette de détruire le lycée Mounier, où il a été élève », raconte Kheira Capdepon, employée dans une cantine scolaire. C’était en 2010, et les justifications de l’opération apparaissent rapidement suspectes (voir encadré). Lycéens, parents, enseignants, personnel administratif se mobilisent, appuyés par certains partis politiques – Front de gauche et Europe Écologie-Les Verts (EELV), surtout. Kheira Capdepon rejoint les militants.

C’est la référence cardinale de la liste Piolle : la mobilisation pour sauver le lycée Mounier. En 2010, Jean-Jacques Queyranne, président PS de Rhône-Alpes, annonce sa fermeture urgente et définitive au prétexte de fissures dans le bâti. Sur place, c’est le choc. Mounier est reconnu pour son travail pédagogique innovant et intégrateur, dont profitent des quartiers sud peu favorisés. La dramatisation d’une fragilité de structure connue, que ne corroborent pas les inspections de sécurité, laisse vite apparaître des incohérences, et le doute s’ancre : la Région, soutenue par le rectorat, cherche-t-elle à « casser » Mounier, à récupérer du foncier ? En plein débat budgétaire, Jérôme Safar, président du groupe PS à la Région, rompt les négociations avec EELV, qui soutient la lutte, se souvient Éric Piolle. Devant l’ampleur de la mobilisation, le maire, Michel Destot, finira par se désolidariser mollement de Queyranne. Fin 2013, après trois ans de résistance et de procédures judiciaires, les « Mounier » l’emportent [^2] : le lycée sera finalement « déconstruit-reconstruit » in situ par un unique maître d’œuvre, et sa capacité augmentée.

[^2]: Voir la chronique des événements sur www.ades-grenoble.org

En octobre dernier, quand le collectif Mounier remporte son bras de fer, Kheira n’en reste pas là. Elle rejoint le Réseau citoyen, qui coalise plusieurs mobilisations grenobloises avec l’objectif de s’engager lors de l’élection municipale. « Une suite logique. Née en Algérie, élevée à Vaulx-en-Velin et témoin des émeutes urbaines, j’ai refusé de subir les choses comme mes parents. De gauche, je ne m’y retrouve pas avec les socialistes. Ils nous ont servi tellement de mensonges dans l’affaire du lycée… J’ai d’ailleurs retrouvé des “Mounier” au Réseau citoyen. J’ai envie de construire pour les générations qui arrivent. » Kheira Capdepon a toutes les chances d’intégrer la municipalité le 30 mars, quatrième sur la liste conduite par Éric Piolle (EELV). Un sondage publié la semaine dernière lui attribue 26 % des intentions de vote, derrière la liste du socialiste Jérôme Safar (34 %). Les non-encartés représentent la moitié de la liste Piolle. En 9e position, Pascal Clouaire, informaticien et cofondateur du Réseau citoyen, devrait siéger lui aussi. Militant du mouvement politique grenoblois Go citoyenneté (gauche), fondé en 1995 et rallié au maire socialiste Michel Destot, il fait scission avec quelques amis en 2008 quand l’édile admet sur sa liste des personnalités du Modem, ainsi que l’ancien président de l’Association nationale des amis de Nicolas Sarkozy en Isère. « Nous avons vu monter les dysfonctionnements démocratiques dans la ville. Quand nous interpellions les élus, ils se montraient très aimables, mais rien ne bougeait, comme s’ils avaient un plan caché. » Le Réseau citoyen, né en 2012, est l’enfant d’une longue tradition grenobloise d’engagement remontant aux Groupes d’action municipale (GAM) du socialiste Hubert Dubedout en 1963, souligne Raymond Avrillier. Ce militant écologiste est célèbre à Grenoble pour avoir lutté en faveur du retour en gestion municipale des services de l’eau, et surtout pour avoir déclenché la chute du maire Alain Carignon (1983-1995, UMP) pour malversations financières. Il est un pilier de l’Association pour la démocratie, l’écologie et la solidarité (Ades), creuset de propositions pour la ville depuis plus de trente ans, et qui a porté des membres à la municipalité dès 1989. « La liste Piolle nous ressemble, et plus encore que lors des scrutins précédents auxquels l’Ades a participé, confie-t-il. En 2014, elle s’est encore élargie, et doit beaucoup à des personnes et des courants qui ont fait passer l’intérêt collectif avant les logiques partisanes ou carriéristes. »

Alain Comparat, l’un des porte-parole de l’Ades, a contribué à la création du Réseau citoyen, en invitant à collaborer plusieurs mobilisations grenobloises confrontées à une municipalité « qui s’est éloignée des habitants ». L’aboutissement d’années de travail d’éducation populaire, commente-t-il. « Vous luttez localement, pourquoi ne pas porter vos propositions à plus large échelle et faire de la politique au niveau municipal ?, avons-nous suggéré. » Aux côtés du collectif Mounier, le plus massif de ces mouvements d’habitants mènera 2 000 personnes à contester en justice la forte augmentation des tarifs du chauffage urbain, à la suite d’un contrat qui avantage nettement le prestataire de service Dalkia. Dans le quartier historique de l’Esplanade, un projet qui prévoit sans concertation des démolitions et la construction d’une tour de 100 mètres de haut recueille contre lui plus de 10 000 signatures. « De l’urbanisation brutale et idiote », commente Alain Comparat, qui cite aussi le mouvement opposé à la rocade nord –  « un Notre-Dame-des-Landes grenoblois »  –, le stade de foot Mistral – « 100 millions d’euros, sous-utilisé, mono-activité… » – ou la hausse des impôts locaux, soupçonnés d’alimenter une politique municipale de grands travaux contestables.

Le Réseau citoyen organise plusieurs forums sur la démocratie, l’urbanisme ou la sécurité. « Mais nous avons vite analysé qu’il serait vain d’aller seuls aux urnes, reconnaît Pascal Clouaire. L’idée a germé de s’associer aux partis et mouvements qui s’étaient mobilisés à nos côtés sur le terrain. » C’est-à-dire EELV et le Front de gauche, et bien sûr l’Ades. Lequel des quatre pôles a pris l’initiative d’une liste commune ? Le flou. Aucun ne la revendique, tous parlent d’une convergence naturelle et du sentiment d’innover sur la scène politique. « Un Printemps grenoblois », ose Pascal Clouaire, en dépit de points de vue parfois divergents entre écologistes soutenant la participation au gouvernement et militants critiques, entre adhérents au Parti de gauche et certains membres du Réseau citoyen proches du centre. « Bien que la politique nationale m’incite au pessimisme, ces conditions m’ont décidé à tenter le coup au niveau local, avec cette initiative constituée autour d’un programme élaboré dans la concertation », explique le physicien Claus Habfast. Colistier « indépendant », il est satisfait d’avoir vu ses propositions sur la recherche et l’innovation décoincer des a  priori, alors que le pôle scientifique de la ville, notamment spécialisé dans les nanotechnologies, s’attire les foudres d’une partie de la militance grenobloise. « Même Éric Piolle lève la main pour prendre la parole ! », s’amuse Kheira Capdepon. La tête de liste – écologiste, cofondateur du collectif Roosevelt 2012, engagé dans des combats humanistes et ancien cadre dans un groupe informatique – a été choisie sans psychodrame par les fondateurs du rassemblement. « L’idée d’une liste commune s’est dessinée début 2013, explique Alain Dontaine, coresponsable du Parti de gauche à Grenoble. Elle s’est renforcée avec la marche contre l’austérité que nous avons organisée à Grenoble, à laquelle tous nos partenaires ont participé. » Le Front de gauche fera les frais du montage : dès l’été, le Parti communiste local prend ses distances avec le choix du Parti de gauche, pour reconduire avec Jérôme Safar une alliance scellée en 2008 avec Michel Destot (qui ne se représente pas). « L’accord avec le MoDem ne nous a pas empêchés d’inscrire l’action de la municipalité à gauche, se défend Jérôme Marcuccini, colistier de Jérôme Safar et secrétaire fédéral du PCF. Quant à se maintenir au second tour face aux socialistes, choix potentiel des écologistes, c’est impensable pour nous. Il faut battre la droite et l’extrême droite. » Une stratégie qui a provoqué un fort tirage au sein du PCF local.

À droite, Matthieu Chamussy (UMP-UDI), crédité de 22 % des intentions de vote, ne dispose que d’un faible réservoir de voix, alors que la présence d’Alain Carignon en position éligible sur la liste fait grincer des dents jusque dans son camp, et que le Front national (9 %) pourrait se maintenir. « Nous voyons passer des copains communistes qui ne cachent pas souhaiter notre victoire, rapporte Élisa Martin, cofondatrice du Parti de gauche grenoblois et deuxième sur la liste Piolle. Parce que cette liste témoigne d’une confiance assez rare entre ses composantes, validée par un fort engagement citoyen. À Grenoble, nous réinventons la gauche. »

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