Cinéma du réel : un festival d’éclectisme et d’exigence
Conjuguant esthétisme et réalisme, le Cinéma du réel ouvre ses portes le 20 mars, à Paris. Avec un large panorama de documentaires d’exception.
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Au début du XXe siècle, des milliers de tailleurs de pierre européens, principalement venus de Carrare, en Toscane, ont traversé l’océan pour s’installer à Barre, dans le Vermont, aux États-Unis, où s’ouvraient alors les plus grandes carrières de granit de la planète. À la fin des années 1930, les habitants de Barre étaient interviewés par des écrivains envoyés par le gouvernement fédéral, de sorte à dresser un portrait de l’Amérique durant la Grande Dépression. Des témoignages de l’époque que Giovanni Donfrancesco réactive, en voix off, au travers des habitants actuels de Barre, ajoutant des images d’une Carrare d’hier et d’aujourd’hui, toujours ployée sous la masse et la densité marbrière.
Un long panoramique du cimetière de la ville donne la mesure de cette immigration passée, où figurent les tombes d’Elia Cerdi, des familles Giudici, Bogni, Brusetti, Deduzzi, et Piro, Fontana, Savoia et Coppi… Saisi sous un ciel de traîne, habillé de neige, ce cimetière est le leitmotiv du film dans une cité hantée par les carriers, les sculpteurs, pour beaucoup morts de silicose, dans une cité de soudards, peuplée d’endurcis bousculant le granit. Préférant crever d’alcoolisme plutôt que dans la poussière de pierre, gavant les poumons. « À ce régime, on ne dépasse pas la quarantaine » , dit l’un de ces forçats.
Centre Georges-Pompidou, Paris IVe, du 20 au 30 mars. Renseignements et programme : www.cinemadureel.org
Aux antipodes, mais toujours dans une matière ouvrière, Jérémie Reichenbach filme le quotidien de familles mapuches, dont les hommes travaillent dans un abattoir autogéré, au cœur d’un paysage du bout du monde. Aux images d’extérieur crevant d’immensités, de nuitées bleutées, se cognent les images d’intérieur avec une caméra au plus près des corps, des bestiaux, des objets. Ici, un boucher à l’œuvre, un autre balayant, nettoyant de pleines bordées d’effusions de sang, là un gros plan sur un couteau aiguisé, là encore une scie électrique déchiquetant les membres d’une bête.
À la fin de la journée, ça devise, discute des répartitions des tâches, ça chipote sur 50 pesos. Le soir, en familles nombreuses, on se régale de saucisses, de grillades, on chante, on danse, avant de remettre le lendemain matin le couvert sur un combat contre la chair, avec ses éclaboussures, ses tabliers, ses outils d’assassins besogneux, dans une existence faite d’humilités, de modesties.
Comme celle d’ Eugène Gabana, le pétrolier , filmée par Jeanne Delafosse et Camille Plagnet. Un portrait attachant d’un petit vendeur et revendeur à la sauvette et à la petite semaine, marlou aux aguets des débrouilles, des coups foireux, dans la désolation nonchalante de Ouagadougou.
Ce sont là trois documentaires, présentés dans cette nouvelle édition du festival Cinéma du réel, à Paris, s’ouvrant sur Sacro Gra , de Gianfranco Rosi, déambulation en petites touches, le long du périphérique de Rome, arrimée sur quelques habitants des lieux, se clôturant sur Play me something , de John Berger (tourné en 1989), aux lisières du documentaire, livrant la journée particulière d’un paysan abandonnant son bétail pour gagner Venise, entouré des membres de son orchestre. Un récit poétique et jovial, raconté par un mystérieux récitant, bonimenteur séduisant, démiurge imaginatif, convoquant la terre, le Grand Canal et la chanson.
Entre ces deux œuvres, une trentaine de films en compétition, courts, moyens et longs métrages, un focus sur le patrimoine documentaire portugais, des raretés de 1900 et 1905 sorties de la manufacture Edison, une rétrospective consacrée à Raymonde Carasco, une autre à Jean Rouch… C’est toute la richesse du festival, cultivant l’éclectisme et l’exigence.