Femmes invisibles, prenons la une ! Par Rokhaya Diallo
Par leur puissance, les médias exercent une immense responsabilité
dans l’entretien des clichés sexistes.
dans l’hebdo N° 1293 Acheter ce numéro
C’est cyclique, tous les ans – 8 mars oblige –, on reconnaît que la moitié de la population française est massivement victime de discriminations. Et chacun, les médias en première ligne, de rappeler combien les femmes sont sous-représentées, pauvres, battues, méprisées. Et chacun d’exposer les mille et un moyens qui remédieront, enfin, à tant de criantes injustices. Car la « grande et belle famille » médiatique parle à l’unisson dès lors qu’il s’agit de dénoncer le sort réservé aux femmes.
Ce 8 mars 2014 est particulier, le genre ayant, ô combien, défrayé la chronique. On ne compte plus les journalistes vent debout contre les détracteurs de la pseudo « théorie » du genre ; on ne compte plus les articles pour contrecarrer les thèses farfelues véhiculées par des extrémistes de tous bords. À l’exception de quelques médias conservateurs, la volonté gouvernementale de promouvoir l’égalité filles-garçons auprès des enfants s’est imposée dans les colonnes de nos journaux comme une évidence. À n’en pas douter, les professionnel(le)s des médias accueilleraient donc avec enthousiasme le projet de loi sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Pourquoi ? Parce qu’il comporte l’obligation pour les établissements supérieurs de journalisme de dispenser des enseignements destinés à encourager cette égalité-là et à lutter contre la diffusion de préjugés sexistes. Or, ce projet a reçu un accueil glacial. Dans un communiqué, la Conférence des écoles de journalisme (CEJ) s’est avouée consternée par cette disposition, son président, Hervé Demailly, dénonçant même cette disposition comme « attentatoire à la liberté ». Discriminer dans un univers où sept rédacteurs en chef sur dix sont des hommes, une liberté ? Exclure les femmes de la parole publique, quand les analyses de l’information à la télévision et à la radio sont le fait des hommes dans 80 % des cas, une liberté ? Résumer les femmes à leur seul prénom, les réduire au rôle de simples témoins, ne solliciter leur expertise qu’au compte-gouttes, une liberté ? Est-ce vraiment cette liberté que défend la CEJ ?
Certes, il faut déconstruire les préjugés dans les écoles maternelles, expliquer aux parents obscurantistes que c’est pour le bien de leurs enfants que l’on introduit ces notions dans les programmes scolaires. En revanche, la « liberté » des journalistes ne saurait être entachée de notions aussi viles que l’égalité femmes-hommes ! J’ai la faiblesse de croire que l’éducation n’est pas superflue à tout âge de la vie. Ainsi, lors des derniers Jeux olympiques, le journaliste Nelson Montfort et son binôme Philippe Candeloro ont rivalisé d’imagination sexiste et de saillies douteuses à seule fin de nous communiquer leur opinion sur la plastique des patineuses. Qu’auraient été leurs commentaires si nos deux compères avaient été sensibilisés aux stéréotypes de genre, sinon des commentaires dignes de ce nom ? Et n’y aurait-il pas du coup quelque urgence à l’envisager ? Le service public ne se contente pas hélas des compétitions sportives pour offrir aux contribuables de la redevance (dont la moitié sont des femmes, non ?) des propos graveleux. Le CSA, par exemple, est intervenu pour dénoncer les propos misogynes prononcés dans « l’Émission pour tous », animée par Laurent Ruquier, à l’occasion d’un débat consacré au foot féminin à la télévision.
Le collectif « Prenons la une » vient de voir le jour et ce n’est pas un hasard. Initié par des femmes journalistes, le manifeste rédigé pour le lancement réunit pour la première fois des journalistes de tous horizons dénonçant d’une même voix l’invisibilité des femmes dans les médias, en particulier la grande précarité des femmes exerçant ces métiers. J’ai signé cet appel car j’espère qu’il entraînera la prise de conscience nécessaire à l’évolution de pratiques qui ne devraient plus avoir cours dans les rédactions. Par leur puissance, les médias exercent une immense responsabilité dans l’entretien des clichés sexistes. Aujourd’hui, lorsqu’on allume la télévision on a deux chances sur trois de tomber sur un homme ; sur les “grandes” radios, il faut parfois plusieurs heures avant d’entendre une femme aux manettes d’une émission : quel message cela envoie-t-il aux jeunes filles qui se projettent à l’âge adulte ? Notre profession doit-elle se considérer comme “naturellement” antisexiste, doit-elle adopter uniquement la posture consistant à dispenser des recommandations aux « autres », doit-elle dénoncer tous les ans la main sur le cœur pendant une journée le sort réservé aux femmes dans notre société ou doit-elle agir sur ses propres représentations, enfin ? Réponse le 8 mars prochain ? C’est peu dire qu’il me semble préférable qu’une réponse intervienne dès maintenant.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.