La crise ukrainienne en débat
À quelques jours d’un référendum qui préfigure l’annexion de la Crimée par la Russie, trois regards sur la situation : Marie Mendras, politologue, Christophe Ventura, du Parti de gauche, et Alain Guillemoles, journaliste spécialiste de la région.
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Quelle attitude adopter face au coup de force de Vladimir Poutine en Crimée ? Quelle est l’influence des groupes d’extrême droite, toujours très présents sur la place Maïdan ? Quelles peuvent être les conséquences d’un rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne ? Ce sont quelques-unes des questions que nous avons posées à deux spécialistes de l’Ukraine, Marie Mendras et Alain Guillemoles, ainsi qu’à Christophe Ventura, responsable international du Parti de gauche. Des analyses, comme on s’en doute, sensiblement différentes.
Le référendum sur la Crimée
Le khanat (royaume) des Tatars de Crimée a été indépendant de 1441 à 1783, date à laquelle la région fut annexée par la Russie. Accusée par Staline d’avoir été complaisante avec les Allemands, cette communauté d’origine turque a été presque intégralement déportée (200 000 personnes) en Sibérie et en Ouzbékistan. Les Tatars ont été officiellement réhabilités en 1967, mais ont dû attendre la fin de l’URSS, en 1991, pour obtenir le droit de retrouver leur pays. Et, plus difficilement, leurs terres, attribuées à des Russes. De religion musulmane sunnite, ils sont 250 000 et ont droit à 14 parlementaires à la Rada (le Conseil suprême d’Ukraine). Leur « capitale » est Bakhtchissaraï, mais ils sont répartis dans toute la Crimée. Ils craignent d’être obligés, en cas d’annexion russe, de quitter à nouveau leur « patrie » ou de subir des agressions racistes. D’autant qu’ils ont majoritairement soutenu la révolte de Maïdan, où ils ont envoyé des représentants.
L’influence de l’extrême droite
Pour Christophe Ventura, « c’est l’extrême droite qui dirige politiquement les opérations, et il est scandaleux que la présence dans le gouvernement de trois ministres ouvertement fascistes ne suscite aucune protestation dans les pays occidentaux ». Marie Mendras fait une analyse différente : « Il est vrai que des militants de Pravy Sektor, le mouvement le plus extrême, et du parti Svoboda, avec sa trentaine d’élus à la Rada, s’expriment à la tribune [de la place Maïdan], mais ils ne peuvent en aucun cas être tenus pour représentatifs de centaines de milliers d’Ukrainiens. » « Croire le contraire, insiste la politologue, c’est tomber dans le piège des médias et des hommes politiques russes qui entonnent ce refrain tous les jours. » Pour Alain Guillemoles, « quelques leaders d’extrême droite ont en effet gagné un certain prestige en étant parmi les premiers à affronter réellement la police. Mais ils ne pèsent pas très lourd parmi plusieurs centaines de milliers de personnes. Les groupes d’extrême droite apparus à la faveur du mouvement ne comptent que quelques centaines d’adeptes ». « Par ailleurs, souligne le journaliste, le parti Svoboda, qui a obtenu 10 % des voix aux législatives, a bénéficié du fait qu’il est apparu comme le seul parti vraiment opposé à Ianoukovitch. Beaucoup d’Ukrainiens ont voté Svoboda pour protester contre ce président, plus que par adhésion à son idéologie. » Une analyse que réfute Christophe Ventura, pour qui, au-delà du nombre, ces mouvements risquent de jouer « un rôle d’avant-garde » dans l’installation de politiques ultralibérales.
[^2]: Chercheuse au CNRS et au Centre d’études et de recherches internationales. Dernier livre publié : Russian Politics. The Paradox of A Weak State (Hurst & Columbia University Press 2012).
[^3]: Alain Guillemoles, journaliste à la Croix, a publié Même la neige était orange. La révolution ukrainienne (Les petits matins, 2005).