Les petites audaces d’un ministre
Le fameux « pacte de responsabilité » n’est plus guère qu’un cierge qui se consume aux pieds des patrons.
dans l’hebdo N° 1294 Acheter ce numéro
Tout le monde connaît la formule de Jean-Pierre Chevènement : « Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne. » Or, voilà que le très discret Benoît Hamon, peu connu pour ses coups d’éclat, l’ouvre mais ne démissionne pas. Et circonstance aggravante – le ministre délégué à l’Économie sociale et solidaire n’a pas choisi pour rompre les rangs le sujet le plus anodin. Il s’est exprimé sur le plus précieux des projets présidentiels. Celui que François Hollande nous a vendu et survendu, la pépite du « socialisme de l’offre », l’arme de destruction massive contre le chômage : le pacte de responsabilité.
Bien sûr, la protestation n’est ni trop téméraire ni malhabile. Officiellement, Benoît Hamon ne s’en prend pas à ses collègues et voisins de Bercy, et encore moins à François Hollande, mais au patronat. Le 7 mars, dans une tribune des Échos, il a souhaité que les patrons donnent la priorité « aux investissements plutôt qu’aux dividendes » et, plus clairement encore, que l’on débatte du « coût du capital ». La remarque serait banale si elle n’était intervenue au lendemain de la signature du pacte de responsabilité. On ne pouvait pas signifier plus clairement que l’accord ratifié notamment par la CFDT (mais pas la CGT ni FO) a toutes les allures d’un marché de dupes. D’un côté, une baisse des charges des entreprises de 30 milliards d’euros, et de l’autre, ni engagement d’embauches ni vraiment de promesses, tout juste quelques bonnes intentions immédiatement tempérées par Pierre Gattaz, qui n’a pas attendu longtemps pour faire un bras d’honneur au gouvernement. Au soir même de la signature, le président du Medef rappelait devant un parterre de chefs d’entreprise qu’ils pouvaient bien faire ce qu’ils voulaient de leurs bénéfices. Le fameux « pacte » n’était plus guère qu’un cierge qui se consume aux pieds des patrons. En vérité, il procède d’une double imposture. La première réside dans le principe même de l’opération. Et il nous faut ici donner raison aux patrons : si les affaires vont mal, ils n’embaucheront pas. La notion de « contrepartie » est donc inopérante, à supposer même que les patrons soient sincères. Car ce n’est pas la suppression de la cotisation « famille » qui va renverser la conjoncture. La seconde est bien là où le dit Benoît Hamon. Rien n’oblige une entreprise qui réalise d’abondants bénéfices à en faire un quelconque usage social. C’est même dans la nature du capitalisme financier de servir d’abord, et grassement, ses actionnaires.
Nous touchons là à l’un des traits* *majeurs de la nouvelle économie, celle qui domine le monde depuis une trentaine d’années. Il est de bon ton, dans le débat politique, de reprocher (très injustement d’ailleurs) à la gauche de ne pas aimer « l’entreprise ». Mais c’est le capitalisme qui n’aime pas l’entreprise, ou ne l’aime plus. Cela fait belle lurette que les fonds de pension et autres investisseurs sans âme et sans visage se contrefoutent des salaires, de l’emploi, de la formation, de l’ancrage local et régional, et préfèrent engranger les profits. Bien entendu, les économistes et les journalistes libéraux ont réponse à cela : il faut attirer les investisseurs. S’ils ne viennent pas chez nous, ils iront chez le voisin. Voilà le chantage auquel nos sociétés sont livrées presque pieds et poings liés depuis au moins trois décennies, auquel l’Europe aurait eu vocation à répondre… et auquel elle ne répond pas.
Il s’ensuit le déséquilibre que l’on sait entre le capital et le travail. Et le pire, c’est que la social-démocratie européenne non seulement n’a pas résisté, mais a souvent été à l’avant-garde (il faut bien être à l’avant-garde de quelque chose !) de ce discours libéral. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement le pacte de responsabilité qui est en cause, c’est toute l’idéologie du « socialisme de l’offre ». La question est évidemment sociale parce qu’il n’entre pas dans la logique du capitalisme, et encore moins dans les mœurs du patronat français, de privilégier les salaires et l’emploi. Mais la question est peut-être surtout démocratique parce qu’on assiste à un transfert de pouvoir. Le politique s’en remet au patronat le plus puissant, celui qui peut choisir la destination de ses bénéfices. C’est parce qu’il a pointé (en partie) cette faille, cet abîme, dans le dispositif imaginé par l’Élysée, que Benoît Hamon a quand même sérieusement mis les pieds dans le plat. Sa critique n’est certes pas originale. Le Front de gauche, la CGT (lire en p. 10 l’analyse d’Éric Aubin), SUD, et quelques autres l’ont largement devancé. Mais son statut ministériel confère un poids particulier à son propos. Reste à savoir si l’audacieux va exercer un droit de suite, ou s’il va aussi vite rentrer dans le rang qu’il en était sorti. À supposer qu’il soit épargné par ce remaniement, si souvent annoncé, et qui va bien finir par arriver.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.