Orange : « Le management accule les salariés »
Dix salariés d’Orange se sont suicidés depuis le mois de janvier. Jean-Louis Bally, de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées, dénonce les conditions de travail et les méthodes d’organisation dans l’entreprise, qui n’est pas la seule touchée.
dans l’hebdo N° 1296 Acheter ce numéro
Alerte : le 18 mars, l’Observatoire du stress et des mobilités, association créée par des syndicats de l’entreprise de téléphonie mobile en 2008, déplore le suicide de trois femmes et sept hommes depuis le mois de janvier. L’entreprise avait été entachée par une vague de suicides sans précédent entre 2007 et 2010. Son ancien PDG, Didier Lombard, est mis en examen depuis 2012 pour harcèlement moral. Stéphane Richard, son remplaçant, a initié un nouveau « contrat social » en 2010. Mais les drames se répètent. Pour Jean-Louis Bally, ancien cadre d’Orange et cosecrétaire de l’Observatoire, ils sont liés aux méthodes de management.
Comment expliquer cette nouvelle vague de suicides alors que la première avait débouché sur un nouveau « contrat social » ?
Jean-Louis Bally : À l’arrivée de la nouvelle direction, en 2010, un effort a été fait pour apaiser le climat : négociations avec les syndicats, moratoire sur les réorganisations et discours marketing pour rassurer les salariés. Il y a eu une amélioration au début mais les problèmes structurels sont restés inchangés. Le problème n’est pas le dirigeant mais les méthodes de management.
Quelles sont ces méthodes que vous incriminez ?
Par exemple, 17 réorganisations ont été présentées sur un seul établissement. Elles s’enchaînent sans qu’aucune réflexion ne soit menée sur la précédente. L’entreprise est dans une phase de réduction importante d’effectifs, avec notamment des départs à la retraite non remplacés. La stratégie change : la recherche et le développement vont être transférés à l’étranger. La branche entreprise va passer pour des pans entiers en sous-traitance. En outre, l’entreprise met en place des open space de 1 000 à 3 000 personnes sans justification économique. Les systèmes de mise en concurrence des salariés ont été remis en vigueur. On leur demande des objectifs individuels qui bloquent tout travail collectif. On voit revenir le lean management, qui consiste à supprimer tout ce qui ne serait pas essentiel, ou ne rapporte pas de plus-value. Les salariés ont de moins en moins les moyens de pouvoir accomplir des tâches de plus en plus complexes. En septembre 2009, l’un d’eux s’est jeté d’un pont à Annecy. L’enquête – « l’arbre des causes » – a montré qu’il devait gérer 38 applications différentes dans son service, ce qui devenait impossible. Sauf qu’aujourd’hui, le même service doit en gérer 48 ! Le management est de plus en plus déconnecté de la réalité du travail, de la qualité du travail, et des capacités des salariés. À la fin, certains craquent…
Comment expliquer cette ligne de défense : « Les suicides sont dus à des problèmes personnels » ?
Durkeim a montré il y a plus de cent ans déjà que – sauf exceptions pour des personnes très malades notamment – le suicide avait une signification sociale : il intervient quand la personne ne reçoit plus de soutien de la collectivité. La personne isolée qui n’en peut plus lâche prise. Les méthodes de management acculent les salariés. La situation se dégrade depuis un an. Après la première crise, 60 000 salariés sur 100 000 ont répondu à l’enquête réalisée par Technologia. Des préconisations ont été publiées. Beaucoup n’ont jamais été mises en œuvre. Une nouvelle enquête a été pilotée par Secafi il y a deux ans. Les nouvelles préconisations n’ont pas été davantage appliquées… 50 à 60 % des salariés diront aujourd’hui que ça va mieux. Mais les 40 % restant ?
Qui aurait dû endosser cette responsabilité ?
Orange est une entreprise privée. Son conseil d’administration a tous les pouvoirs. On peut changer le dirigeant, mais si les conditions de travail ne changent pas, ni les orientations de l’entreprise, les « crises » vont se répéter. Il y a toujours des « raisons personnelles » à un suicide, mais la question est : cette entreprise fait-elle courir des risques à ses salariés ? Le droit européen, retranscrit dans le droit du travail français, stipule que l’entreprise doit assurer la santé et la sécurité des travailleurs. Orange ne fait-elle pas pression pour étouffer les causes réelles des dysfonctionnements ? Pourquoi masquer sa responsabilité sinon parce que ces méthodes servent ses objectifs ?
Est-ce répréhensible ?
Le chef d’entreprise est responsable de ses salariés. Au contraire de l’Allemagne, les comités d’entreprise n’ont aucun pouvoir, les syndicats ne pèsent pas dans les décisions et les actions de groupe n’existent pas… Pour l’heure, tous les syndicats d’Orange ont signé un droit d’alerte qui a été discuté le 21 mars dans le cadre d’un comité national des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CNHSCT). La direction souhaite « améliorer les dispositifs de prévention des conduites à risques ». Mais sans changer les méthodes de management ! Nous avons alerté la ministre Marisol Touraine pour demander à ce que l’Observatoire national du suicide reprenne la main. Nous réclamons un moratoire sur toutes les réorganisations jusqu’à ce que les préconisations des enquêtes soient prises en compte. Nous demandons aussi à ce que, quand un problème survient, on cesse les intimidations sur les salariés orchestrées par la police interne d’Orange, et qu’il soit conduit systématiquement une analyse de l’arbre des causes devant le CHSCT.
La téléphonie mobile est-elle un secteur fou ?
L’évolution de la technologie entraîne d’énormes suppressions d’emplois dans la téléphonie mobile. Les départs à la retraite d’Orange, c’est 30 000 personnes sur 90 000 en quelques années. Mais les méthodes qui y ont cours sont utilisées dans bien d’autres entreprises, dans le secteur automobile, à La Poste, Thales, Atos, Pôle emploi, Capgemini, SFR, etc. Il s’agit de management par la désorganisation et l’isolement : les salariés sont déboussolés et les plus fragiles craquent.
Est-ce le spectre du chômage qui pousse au suicide ou la pression sur le travail ?
Dans nombre d’entreprises, c’est la peur d’être licencié. À Orange, on ne licencie pas les gens, donc on essaie de les pousser dehors. La moyenne d’âge tourne autour de 50, 53 ans. Les salariés se disent : « Si ça se passe mal, je dégage. Si je ne tiens pas le choc, je n’aurai plus de travail. » Et tout est fait pour qu’ils finissent par lâcher.