Roger Martelli : « Finissons-en avec les discours de guerre froide »

Pour l’historien Roger Martelli, il est urgent de sortir de la logique de l’affrontement, de préserver l’unité de l’Ukraine et de desserrer l’étreinte économique qui paralyse ce pays.

Roger Martelli  • 13 mars 2014 abonné·es

Vladimir Poutine n’est pas un « bon ». C’est un autocrate et un nationaliste « grand-russien ». Mais il dit le désir de la Russie de n’être pas vouée au rôle attribué par « l’Occident » : une puissance émergente économiquement contrôlée (par le « consensus de Washington ») et un « nain » politique. Les gouvernements ukrainiens, depuis de nombreuses années, ne sont pas des « bons ». Ioulia Timochenko, l’ancienne icône de la révolution orange, et Victor Ianoukovitch, le dirigeant hier écarté, incarnent des pouvoirs corrompus et inefficaces, qui ont accompagné le déclin économique et social et l’endettement extérieur massif de leur pays. Mais ils gouvernaient une Ukraine administrativement unie. Le mouvement de la place Maïdan est un vaste mouvement populaire. Il en est de lui comme des peuples en général : il n’est ni bon ni mauvais en soi. Il inclut des groupements extrémistes et fascisants, nostalgiques de l’antisoviétisme modèle 1941. Mais il est avant tout une impulsion populaire, plus soucieuse de se débarrasser des corrompus que d’adorer la technocratie européenne.

S’il n’y a pas les « bons » et les « méchants », finissons-en donc avec les discours de guerre froide. Les ennemis de nos ennemis ne sont pas nos amis… et réciproquement. Ce n’est pas parce que Poutine est détestable qu’il faut attiser l’animosité et la rancœur des Russes. Ce n’est pas parce que des organisations inquiétantes (Svoboda et Pravogo Sektora) tiennent le haut du pavé à Kiev, avec d’ailleurs la bénédiction des très démocrates dirigeants de l’UE, qu’il faut approuver la brutalité innommable qui s’est abattue sur les manifestants. Jouer le bras de fer économique ou militaire avec Poutine ? C’est jouer la tension avec la Russie, c’est exacerber ses vieilles craintes de l’isolement. C’est inefficace et dangereux. Le prétexte du coup de force russe en Crimée est le risque d’une « otanisation » de la région. Le plus efficace est d’annihiler ce prétexte. Quelle est l’urgence ? Sortir de la logique de l’affrontement, préserver l’unité de l’Ukraine, tirer le pays de la nasse économique dans laquelle il est enfermé depuis trop longtemps. De nombreuses voix se sont fait entendre en France pour évoquer les conditions d’une solution négociée et raisonnable, sur la base de principes simples [^2]. J’énonce ici celles qui me semblent les plus pertinentes, dans le moment présent tout au moins. En sachant que tout retard rend, hélas, plus difficiles les issues pacifiques.

1. L’unité ukrainienne ne pourra être durable que sur une base ouvertement fédérale, reconnaissant pleinement tous les droits de toutes les minorités. Dans ce cadre, la Crimée doit bien sûr disposer d’un statut particulier au sein de l’entité ukrainienne.

2. Les conditions doivent être réunies d’un processus électoral transparent, accepté par tous, sans état de fait imposé ici ou là (référendum ou autre). Une conférence nationale de réconciliation pourrait l’engager. Pour en garantir dès le départ l’éthique démocratique, le gouvernement de Kiev doit se séparer radicalement de tous les éléments extrémistes, s’engager dans un désarmement total et supprimer toutes les milices. Une commission d’enquête internationale, sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ou, mieux encore, des Nations unies, aiderait à faire la lumière sur les événements les plus troubles (les snipers de la place Maïdan) et garantirait le caractère pacifique du processus de refondation nationale.

3. L’Ukraine doit rester indépendante de toute pression extérieure. L’Union européenne devrait renoncer aux dangers du « pacte oriental », lancé en décembre 2008, qui vise à intégrer dans une logique de libre-échange approfondi ( Deep and Comprehensive Free Trade Agreement ) six anciennes républiques soviétiques, dont l’Ukraine. En revanche, la Russie doit cesser de considérer que l’évolution des anciennes républiques soviétiques est un élément direct de sa sécurité intérieure. La neutralité proclamée et garantie de l’Ukraine est la seule voie pour un équilibre régional suffisamment instable par ailleurs. Les conditions de cette neutralité peuvent faire l’objet d’une négociation multilatérale, rassurant chacun des partenaires potentiels d’une Ukraine indépendante.

4. L’Union européenne et la Russie doivent s’accorder pour desserrer l’étreinte économique qui pèse sur l’Ukraine. Aller vers l’annulation de sa dette est le premier pas pour renverser le processus d’appauvrissement spectaculaire. Que ces pistes s’avèrent possibles ou non, le drame ukrainien devrait mettre en lumière les limites désormais explosives d’un système international qui a peu à peu dessaisi le système onusien au profit d’un dispositif restreint, constitué autour du primat de la concurrence et de la gouvernance. La conséquence de ce système, c’est le libre jeu des rapports de puissances, économiques ou stratégiques. Sur notre continent, l’Union européenne et la Russie, ainsi que les dispositifs militaires de l’Otan, sont les acteurs privilégiés de ce jeu meurtrier. Que la rudesse de l’épisode ukrainien soit ainsi, pour tous, l’occasion de réfléchir au nécessaire dépérissement de cette « diplomatie de club » qui n’a qu’un effet tangible : elle délaisse les peuples et leur souveraineté ; elle crée ainsi amertume, ressentiment et irrépressible violence. 

[^2]: Voir notamment le blog de l’économiste Jacques Sapir : russeurope.hypotheses.org).

Monde
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