Tinariwen, des nomades en exil
Privé de ses terres natales, ravagées par un conflit qui mine la région, le groupe touareg du nord-est du Mali a enregistré son dernier album dans le désert californien de Joshua Tree. Rencontre.
dans l’hebdo N° 1293 Acheter ce numéro
Emmaar, « souffle brûlant » en tamachek, est le dernier né de Tinariwen (« les déserts »), seul groupe touareg capable d’inscrire son nom en haut des affiches des plus grands festivals de rock. Et de faire voler en éclats le concept de world music. Les riffs de guitare et le son saturé de leurs premiers albums n’expliquent pas à eux seuls l’amour empreint de respect que leur manifestent les rockeurs du monde entier. « Notre message est fort, agressif, et je comprends que, dans ce sens, il devienne rock pour certains », tente comme explication le bassiste Eyadou Ag Leche, qui, à l’instar de ses acolytes, a longtemps tout ignoré des catégories musicales dont le monde occidental s’est doté. Car les musiciens puisent leur inspiration dans le quotidien du peuple touareg, rythmé par les conflits et les deuils, dans une région en proie à l’instabilité politique, particulièrement à Tessalit, dans la région de Kidal, au nord-est du Mali, leur terre d’origine. Les paroles n’en sont que plus puissantes, même si elles sont chantées dans une langue inconnue pour la plupart des fans. « Les idéaux ont été bradés, mes amis/Une paix imposée par la force est vouée à l’échec/Et laisse place à la haine », raconte ainsi « Toumast Tincha », la chanson d’ouverture d’ Emmaar .
L’introduction de la guitare électrique y est aussi pour quelque chose. Apportée par Ibrahim, membre fondateur, elle a d’abord été nécessaire au groupe pour se donner plus d’amplitude lors des concerts. Puis elle a constitué une sorte de pont entre la musique traditionnelle touareg et la musique occidentale. Le coup de pouce donné par le groupe français Lo’Jo, qui a repéré Tinariwen à Bamako et l’a fait sortir pour la première fois d’Afrique, dans le cadre d’un festival à Angers en 1999, fera le reste. Au fil de ses trente années d’existence, Tinariwen a vu le départ d’anciens et l’arrivée de nouveaux membres. Au début, ils étaient trois : Ibrahim Ag Alhabib, Abdallah Ag Alhousseyni et Alhassane Ag Touhami, qui ont officiellement fondé le groupe en 1982, lors d’un festival à Alger. Puis Tinariwen a fait des émules, des jeunes musiciens qui ont tout appris grâce au groupe. « Il n’y a pas d’école de musique chez nous, rapporte Abdallah. Les jeunes apprennent sur la musique de Tinariwen. Celui qui veut intégrer le groupe se fait repérer facilement, car il sait déjà tout jouer. Tu prends la guitare, tu joues, tu chantes, et si tu as le feeling, si tu es bon, alors c’est bon. » Ceux qui ne jurent que par le blues ne sont pas non plus en reste avec Tinariwen. Sa musique est souvent qualifiée de blues du désert, et le terme assouf, signifiant la nostalgie, revient régulièrement pour la caractériser. La nostalgie d’un passé où la paix était encore une réalité chez les nomades.
Vivant à cheval sur les frontières malienne et algérienne, les Touaregs de Tinariwen ont fait les frais des conflits minant la région. Les membres historiques du groupe ont même été vus dans les rangs de la rébellion touareg de la fin des années 1980. Mais, aujourd’hui, les Tinariwen se perdent dans la complexité géopolitique. Printemps arabes, enjeux économiques qui aiguisent les appétits, divisions au sein même de la communauté touareg… « Ce qui se passe là-bas est un piège », avance Eyadou. Nous, les nomades, nous ne comprenons rien. » Les musiciens ne semblent plus vouloir garder cette image de groupe emblématique de la rébellion touareg. Tout juste se considèrent-ils comme des porte-parole. « On n’a pas été envoyés pour jouer ce rôle, assure Abdallah. Mais, ce qui est sûr, c’est qu’il y a très peu de messages véhiculés à travers le monde sur le peuple touareg. Nous voyageons beaucoup et nous rencontrons beaucoup de gens ; de cette façon, nous parlons de notre communauté en essayant d’expliquer au mieux ce qui se passe là-bas. » Dans les voix calmes, posées, de ces artistes, pas d’emportement. Pourtant, l’amertume et la colère y seraient légitimes. Pour la première fois, ils n’ont pas pu travailler chez eux, selon leurs propres méthodes, au cœur du désert africain. Ils ont dû opter pour celui de Joshua Tree, en Californie, à la suite d’une tournée sur la côte américaine. La décision avait alors été prise d’y rester pour y enregistrer Emmaar. Un exil forcé, à plusieurs milliers de kilomètres de leurs terres d’origine. Ils y ont passé trois semaines, dans un studio construit à l’intérieur d’une grande maison. Où ont toqué à la porte le guitariste des Red Hot Chili Peppers, Josh Klinghoffer, celui de Chavez, Matt Sweeney, le violoniste de Nashville, Fats, et le poète Saul Williams. « Nous avons regardé des westerns pendant l’enregistrement, et mangé des burritos, se souvient Eyadou. L’air est différent, les atmosphères sont différentes… Cela nous a mis dans une ambiance particulière. Je suppose que tout ça a changé la façon dont notre musique est capturée sur la bande. » Résultat, un album qui inscrit définitivement le groupe dans la catégorie rock, voire rock psychédélique, avec ses mélodies envoûtantes, aux côtés des Pink Floyd et de Jimi Hendrix.
Après un passage par le plus grand festival de rock psychédélique à Austin, au Texas, les Touaregs ont été accueillis là où tout a commencé, à Angers, en résidence au Chabada, dans la salle de musiques actuelles, pour y préparer leur tournée mondiale, étalée sur dix-huit mois, au fil de 150 à 200 dates (dont le 11 mars à Paris), entre petites salles de 300 personnes et gros festivals – très certainement Rock en Seine ou les Vieilles Charrues. Les musiciens s’accorderont tout de même une pause d’un mois et demi pour retrouver leurs terres arides, malgré le danger. « Le désert nous manque beaucoup. La liberté, la paix, le silence, évoque, rêveur, Abdallah. Mais, quand tu es un artiste, tu n’as pas de limites. L’âme que tu as au fond de toi, ce n’est pas pour la garder mais pour la partager avec les autres. »