Une île à l’heure du vote

Sur l’île de Molène, qui compte quelque deux cents habitants, les élections municipales sont plus affaires de personnes que de politique. L’enjeu majeur du territoire : la relance de l’activité économique.

Lena Bjurström  • 20 mars 2014 abonnés

«Les municipales ? Je ne sais pas trop qu’en dire. » Dans sa baraque à frites, à côté du port, Rachel Kermarec sert des verres de cidre. Sur sa terrasse, quelques habitants prennent le soleil et profitent de la tranquillité retrouvée de leur bout de rocher, à 15 km des côtes finistériennes. À Molène, une semaine avant le premier tour des élections municipales, la politique n’est pas au cœur des conversations.

Dans cette île de 1,2 km de long sur 800 m de large, minuscule langue de terre perdue dans la mer d’Iroise, on commente encore les tempêtes des dernières semaines. Les galets jetés dans les ruelles du bourg par la mer déchaînée ont été entassés en monticule ; les bateaux, portés par les vagues jusque dans les jardins, sont de retour au port. Mais la jetée est abîmée et Internet n’a pas été rétabli partout. Les élections semblent loin des préoccupations des quelque deux cents habitants de l’île. Une semaine ? Bah, il y a le temps de se décider.

Il ne reste plus que 5 pêcheurs à Molène, alors que la pêche représentait 50 % de l’activité dans les années 1970. - Christopher Chriv

De toute façon, le choix est limité. Pour les municipales, une seule liste en lice, menée par l’actuel premier adjoint, Daniel Masson. « Au départ, je n’étais pas trop partant pour me présenter, explique-t-il. Mais on s’est vite aperçu que personne ne voulait y aller. J’ai réussi à convaincre quelques personnes de venir avec moi, et d’autres se sont ajoutées. »

À Molène, parler de liste serait exagéré. Plus qu’un groupe portant un programme, ce sont des candidatures individuelles qui s’additionnent. Dix-neuf personnes qui acceptent, avec énergie ou à ­contrecœur, de porter la vie de la commune. Parce qu’il faut bien que certains s’en chargent. La mairie a besoin de onze conseillers, il suffira aux électeurs de rayer sur la liste les noms dont ils ne veulent pas. Pas besoin de réunion publique. À Molène, tout le monde se connaît, et c’est d’ailleurs cela, plus qu’une quelconque affinité politique, qui définit le vote.

« Ici, on vote parce qu’on s’entend bien avec tel candidat, ou qu’il appartient à telle famille » , explique Daniel Masson. Les jeux politiques sont loin, sur le continent. « Quand on me demande si je suis de droite ou de gauche, je réponds que je suis de Molène » , s’amuse l’actuel maire, Jean-François Rocher. « Les divisions de la population sont plus affaire de “clans” que de droite et de gauche » , estime Bruno Delerue, gérant de la supérette. « La politique, chez nous, c’est ça : des familles qui, depuis des temps immémoriaux, ne sont pas d’accord pour je ne sais quelle raison. » Des querelles de village face auxquelles le commerçant, qui se présente comme conseiller, espère avoir un avantage : « Je suis ch’ti ! Je n’ai pas de famille ici, je suis donc impartial. »

Dans le bar La Recouvrance, Erwan Masson essuie les verres à côté d’un portrait de Johnny Hallyday. Entre deux anecdotes sur les célébrités passées dans son troquet, il explique : « Les municipales, dans les grandes villes, c’est politisé. Ici, ce sont d’autres sujets qui ressortent. » Lui, ce qui l’énerve, c’est le droit de vote des continentaux. À Molène, près de 60 % des habitations sont des résidences secondaires. Pour une population réelle de près de 200 âmes, ce sont 307 personnes qui sont inscrites sur les listes électorales.

Illustration - Une île à l’heure du vote

Certains habitent à Brest, d’autres dans des villes plus lointaines, et, pour Erwan, leur voix n’est pas légitime à Molène. « Les gens qui ne vivent pas ici toute l’année, que savent-ils des problèmes de l’île ? Que connaissent-ils aux tempêtes hivernales, aux coupures d’électricité, aux commerces qui peinent à rentrer dans leurs frais ? Ces vacanciers ne votent que pour leurs activités estivales. Ce n’est pas le tout d’aimer son rocher pendant l’été, il faut aussi l’aimer quand le beau temps n’est pas là, que la vie est plus dure. »

L’invasion des continentaux ? Pour Daniel Masson, c’est à relativiser :

« À Molène, contrairement à d’autres îles, les résidences secondaires appartiennent à 80 % à des personnes originaires de la commune. Ces gens-là reviennent régulièrement et s’impliquent dans la vie de l’île. »

Nombre d’entre eux sont partis travailler sur le ­continent et reviennent pour vivre leur retraite chez eux ou relancer le commerce familial.
Marcel Monot fait partie de ceux-là. Après trente ans de cuisine sur le continent, il a repris L’Archipel, le restaurant de sa mère, qui va sur ses 90 ans. « Quand je travaillais à Brest, je votais toujours à Molène. Ici, c’est chez moi. Et je ne vois pas pourquoi ça aurait cessé de l’être. »

Si les avis sur la légitimité du vote des continentaux sont partagés, quand il s’agit du développement de l’île, tout le monde est d’accord sur le diagnostic. Avec à peine plus de 20 % d’actifs au sein de la population, Molène se meurt. Dynamique pendant l’été, elle s’éteint en hiver. Relancer son activité économique est donc une nécessité. « On a les problèmes de beaucoup de petites communes, analyse Daniel Masson, la population vieillit, les jeunes partent à la recherche de travail. On voudrait les inciter à rester, attirer de nouveaux habitants en vantant notre qualité de vie et en offrant du travail. »

Selon lui, ces opportunités d’emploi existent. « Aujourd’hui, on fait appel à des entreprises du continent pour les constructions de maisons ou pour le jardinage, mais le travail pourrait être fait par les îliens. Cela reviendrait moins cher et créerait de l’emploi » , estime le premier adjoint, prenant en exemple les deux artisans de l’île, un maçon et un plombier-électricien, débordés de travail. Mais, pour inciter de nouvelles familles à s’installer, encore faut-il leur offrir une structure sociale en rapport avec leurs besoins, juge Bruno Delerue. Il prend son propre exemple : « Avec notre fille de 10 ans, nous n’aurions pas déménagé à Molène s’il n’y avait pas un collège qui nous évite de l’envoyer en pension. » Relancer l’activité économique de l’île, maintenir une structure sociale, autant d’objectifs que la mairie peine à suivre, faute de moyens.

Avec l’île de Sein, Molène est l’une des seules communes de France sans impôts locaux. La décision remonte au début du XXe siècle, à une époque où la vie des îliens était si rude que le gouvernement avait jugé bon de ne pas les accabler de taxes. Un siècle plus tard, le budget de Molène repose toujours sur les dotations d’État, qui baissent d’année en année. À la mairie, les élus font la chasse aux subventions pour maintenir en l’état les services communaux. Leur dernier souci, c’est l’eau. « Un arrêté de la préfecture nous demande de mettre aux normes notre système de captation d’eau. Or, ça représente plus de la moitié de notre budget municipal de 330 000 euros ! Comment voulez-vous qu’on s’en sorte ? » demande Jean-François Rocher.

1,2 km de long sur 800 m de large, l’île est perdue dans la mer d’Iroise. - MOCHET/afp

Pour les élus de Molène, le transfert de certaines compétences vers les intercommunalités est une bénédiction. « Certains maires craignent la dilution de leur ­pouvoir dans les intercommunalités et les cantons, mais, pour nous, c’est un soulagement, commente Jean-François Rocher. La communauté de communes a pris en charge l’entretien de la voirie, le traitement des déchets… Autant de postes de dépenses en moins pour la mairie. » Mais l’intercommunalité exige aussi beaucoup de démarches sur le continent. Des trajets incessants sur une mer parfois houleuse, pour deux heures de réunion. Une contrainte que peu sont prêts à assumer.

« Une petite commune demande autant d’engagement que les grandes villes » , précise Daniel Masson. Entre les allers-retours sur le continent et le travail sur l’île, les mandats municipaux demandent une grande disponibilité. À la mairie, on gère les demandes de subvention, les permis de construire, tout comme les problèmes individuels des administrés. « Quand il y a un coup d’orage, on se retrouve avec des tas de box Internet sur nos bureaux , raconte le premier adjoint. Ça ne marche plus et des gens les larguent en mairie, nous expliquant qu’ils ne savent pas quoi faire. Alors on se charge d’appeler les opérateurs. Le travail des élus, ici, c’est vraiment de la proximité immédiate. » Et de menus travaux. « Vous voyez le panneau “Mairie” ? C’est moi qui l’ai peint, dit le premier adjoint. Il tombait en ruine et il fallait faire quelque chose ! »

En habit de travail derrière son bureau, Jean-François Rocher s’amuse d’être un peu l’homme à tout faire : « Ici, on n’est pas porté sur le costume-cravate, ce n’est pas pratique. Ça tombe bien, je n’ai jamais aimé ça. » Déblayage des routes, peinture de l’église, débroussaillage, Jean-François Rocher ne rechigne pas devant ces activités nécessaires. Mais, au poste de maire, il a déjà donné. Il raccroche l’écharpe et se présente comme conseiller. À quelqu’un d’autre, désormais, de faire les trajets sur le continent et de prendre la tête de la petite communauté. Sur son bureau, les bulletins de vote sont prêts. Le maire attend la relève.

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