«Barber ces hommes qui nous gouvernent»
Activistes, ironiques et barbues, les féministes de La Barbe reviennent sur cinq années d’humour militant.
« Vous scrutez la salle, le cœur battant. Vous faites mine de discuter avec votre voisine, commentant l’actualité du jour. Mais, au fond de vous, vous riez. Vous riez et vous bouillez d’être ici. Puis enfin la délivrance arrive : au milieu de la foule, une femme se lève. D’une main tremblante, vous vous saisissez de votre barbe, consciente de commettre un crime de lèse-patriarcat. Vous êtes debout, une femme, barbue. »
Depuis 2008, elles écument, postiche au menton, les assemblées, colloques, conseils d’administration. Elles font partie de La Barbe, ce groupe de féministes activistes qui critiquent la sous-représentation des femmes dans les instances de pouvoir. Les barbues publient ce printemps un livre collectif, à la fois récit de leurs actions et état des lieux de la domination masculine au sein de la société française.
« Les féministes souffrent du manque d’archives et nous voulions laisser une trace » , explique Marie-Christine, barbue depuis trois ans. « Et puis nous voulions raconter nous-mêmes notre histoire, renchérit Amélie, avant que celle-ci soit dévoyée par quelqu’un d’autre. »
« Ce n’est pas du jus de cerveau »
Leur histoire est à la fois celle d’un collectif et celle d’individus, féministes de cœur mais pas forcément d’action avant leur entrée à La Barbe. Marie-Christine n’était pas une militante, par manque de temps plus que de conviction. Un matin, elle a allumé la radio et entendu parler de La Barbe. Et, séduite par le propos, elle a poussé la porte.
Comme elle, de nombreuses barbues n’étaient pas engagées dans un groupe particulier. À 20 ans ou à 60 ans, elles portaient leurs convictions en solo, jusqu’à croiser le chemin des autres barbues. Ce qui a séduit Colette, c’est l’action. « Plus que militantes, nous sommes activistes. Ce n’est pas du jus de cerveau. En occupant l’espace avec nos barbes, nous mettons en lumière des faits tangibles, un problème que personne ne remarque. »
En près de six années, les activistes de La Barbe ont perturbé une centaine de réunions, chaque fois selon le même mode opératoire. Au beau milieu des discours, elles se lèvent, barbe au menton, et montent à la tribune pour féliciter ces hommes qui savent si bien préserver leur entre-soi des incursions intempestives de l’autre moitié de l’humanité.
Que le pouvoir soit politique, économique, culturel ou scientifique, peu leur importe. Car le constat est là. Quel que soit le secteur, les femmes sont presque absentes des assemblées dirigeantes. Elles représentent ainsi 8 % des membres des comités exécutifs des entreprises du CAC 40, moins de 23 % des sénateurs, et environ 12 % des présidents d’université, entre autres exemples.
Un jeu de théâtre, la barbe pour costume
« L’enjeu de nos actions, c’est de braquer le projecteur sur les hommes, explique Amélie, Ces hommes qui nous excluent des cercles de décision sans même s’en apercevoir, par réflexe, parce que l’homme blanc reste la norme et qu’il peut donc décider pour nous. » L’ironie leur semble dès lors évidente. Mettre sa barbe, c’est enfiler des attributs supposés masculins, puisqu’ils sont ceux du pouvoir. Et jouer la confusion des genres pour mieux protester contre l’ordre figé et imposé.
L’humour est pour elles une excellente arme qui a déjà fait ses preuves. « Les féministes des années 1970 s’en étaient déjà servi en déposant une gerbe de fleurs à celle qui est encore plus anonyme que le soldat inconnu, sa femme » , rappelle Amélie. Et il est également une protection contre l’habituelle litanie d’insultes renvoyées aux féministes. « Parce qu’on s’occupe de ce qui est jugé comme affaire d’hommes et qu’on le fait avec humour, on s’évite souvent les arguments habituels nous renvoyant à nos fourneaux » , estime Chris.
Colère, mépris, déni et incrédulité : au fil des années, les réactions des groupes d’hommes incriminés ont peu changé selon elles. Mais parfois, à l’issue d’une action, des hommes bien disposés leur demandent de l’aide. À ces bonnes intentions, Colette répond : « Vous êtes grands, vous allez trouver tous seuls ! » « Notre rôle n’est pas de donner des solutions pour qu’ils aient bonne conscience, explique Amélie, C’est à chaque secteur de trouver des réponses, en se remettant en question, ce que peu sont prêts à faire. »
« S’extraire des clivages »
Cibler le pouvoir et ne s’occuper que de cela permet aussi aux barbues de « s’extraire des controverses féministes » , selon Chris. « Que ce soit le voile ou la prostitution, il y a de nombreux objets de guerres entre féministes. Ces questions existent chez nous aussi, bien sûr, et nous en discutons. Nous n’avons pas toutes la même opinion mais cela ne nous empêche pas de mener des actions ensemble. »
Reste qu’au sein du collectif les clivages qui traversent le féminisme contemporain reviennent régulièrement. Si les barbues montrent un visage uni lors de leurs actions, quelques fois, une voix discordante se fait entendre lors de conversations ou sur les réseaux sociaux. Et la question se pose. Peut-on être féministe et ne pas être pro-PMA ? La Barbe doit-elle se positionner sur d’autres questions que celle du pouvoir ? Entre deux cafés, de retour d’une action, les membres échangent leurs arguments et s’interrogent.
Pour Chris, le groupe évolue. « Beaucoup de choses se sont passées. » Les barbues vont et viennent, les visages changent. La liste des informateurs et des propositions d’action s’allonge. Celle des actions aussi, avec son lot de succès et de ratés. Et le collectif essaime en France et dans le monde. Au Danemark, au Mexique ou en Australie, des groupes se forment . La Barbe fait son chemin, tout comme ses membres.
« On n’a peut-être pas changé les hommes, mais on s’est changées nous-mêmes, estime Chris, et c’est déjà très important » .
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