« Ce qui a changé, c’est le sexe social »

La politiste Janine Mossuz-Lavau a dirigé un Dictionnaire des sexualités hétéroclite mais rigoureux.

Olivier Doubre  • 24 avril 2014 abonné·es

De la sexualité aux sexualités. Cet ouvrage collectif rassemblant plus de 180 auteurs montre l’évolution depuis au moins un demi-siècle vers « une plus grande libération », du moins dans les sociétés occidentales.

Comment avez-vous conçu ce dictionnaire, et quels ont été les critères pour choisir les entrées puisque, comme vous l’écrivez en introduction, « l’exhaustivité était impossible »  ?

Janine Mossuz-Lavau :  D’emblée, je l’ai conçu non pas comme une somme universitaire et académique avec des présentations synthétiques supposées neutres, mais avec une subjectivité assumée, un point de vue personnel quant aux liens entre les sexualités et la politique, l’histoire, les civilisations, les religions, les arts, la musique, le cinéma, etc. Ainsi, je n’ai pas demandé une notice « cinéma », mais j’ai choisi un certain nombre de films que j’aime ou qui me semblent emblématiques sur la question, ou bien certains acteurs et actrices : Angélique, marquise des anges, Lolita, Ava Gardner, Woody Allen… J’ai cherché à chaque fois le meilleur spécialiste, ce qui m’a amenée à réunir 185 auteurs. Cela explique la diversité, le caractère transdisciplinaire de ce dictionnaire. De l’anthropologue Françoise Héritier aux historiens Arlette Farge ou Alain Corbin, des critiques d’art ou de cinéma aux chercheurs, écrivains et militants Beatriz Preciado, Marie-Hélène Bourcier, Didier Lestrade, cofondateur d’Act Up-Paris, ou l’actuelle présidente du Syndicat du travail sexuel (Strass), elle-même travailleuse du sexe, Morgane Merteuil. J’ai insisté auprès d’eux pour qu’ils fassent quelque chose de personnel, voire d’engagé, qu’ils donnent leurs points de vue, parfois divergents. Ainsi, sur la prostitution, ceux de la dirigeante du Strass et du magistrat Yves Charpenel, président de la Fondation Scelles, qui lutte contre les réseaux d’exploitation sexuelle.

Ce qui frappe d’emblée, c’est le pluriel dans le titre. Pourquoi « les sexualités » ?

Jusqu’à assez récemment, on parlait dans les sociétés occidentales de « la » sexualité. Cela renvoyait – pour le dire vite – à la seule hétérosexualité et au coït destiné à assurer une descendance. Or, aujourd’hui, on se doit désormais de parler « des » sexualités. Comme le montre le sigle LGBTQI, qui s’est allongé au fil des dernières décennies, pour lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres ou transsexuels, queer et intersexes. On voit qu’on a là de multiples sexualités, avec un univers beaucoup plus complexe et souvent en contradiction avec la norme qu’était auparavant l’hétérosexualité aux yeux de la loi et des églises.

Vous insistez en introduction sur les « progrès incontestables » pour les différentes sexualités, au moins dans les pays occidentaux. Y aurait-il un sens de l’histoire en la matière ?

Il y a sans aucun doute un sens de l’histoire pour les sexualités. Il suffit de comparer la situation actuelle à celle d’un siècle plus tôt. Mais il y a eu un moment clé, les années 1960 et 1970, avec le changement des législations en matière de contraception et d’avortement : pour la première fois, sexualité et procréation sont dissociées. Auparavant, les femmes pouvaient difficilement se laisser aller à leurs désirs, car la relation sexuelle avait lieu la « peur au ventre », avec le risque d’une grossesse non désirée ou d’un avortement clandestin. Depuis, cela a changé pour les hommes aussi, car ils n’entendent plus le fameux « fais attention ! », qui était l’injonction à se retirer avant éjaculation.

Les études de genre ont récemment fait l’objet d’attaques. Quelle place ont-elles dans cet ouvrage ?

Le genre y est très présent. Il y a évidemment une entrée « genre » en tant que telle. Mais, au-delà, un grand nombre de notices montrent l’évolution de ce point de vue dans les positions de certains partis politiques ou dans les textes des sociologues qui ont contribué au livre. On voit ainsi les changements, non pas de ce qui tient au seul sexe biologique d’une personne, mais du point de vue de son inscription dans la société, de ses pratiques, ses croyances, ses droits. De ce qui tient au « sexe social », ce qu’on appelle le genre aujourd’hui, c’est-à-dire de la construction sociale de l’identité sexuelle. La prise en compte des relations de genre apparaît donc bien dans ce dictionnaire. Et leur importance saute aux yeux quand on regarde ce qu’était le genre des femmes en 1850 (sans droit de vote ni de divorce, sans indépendance économique), généralement cloîtrées à la maison avec les enfants pendant que l’homme allait se satisfaire au bordel. Or, tous les changements advenus en un siècle plaident en faveur des études de genre : c’est le genre qui a évolué, et non le sexe, les organes génitaux !

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