« Eastern Boys », de Robin Campillo : Le choix de l’enfance
Avec Eastern Boys , Robin Campillo signe un film sensible, loin des situations attendues.
dans l’hebdo N° 1297 Acheter ce numéro
Le film s’ouvre par un plan sur la gare du Nord, à Paris. Une gare, lieu de transit, de déplacement. La caméra s’attarde sur le parvis devant l’entrée du bâtiment, vu d’en haut, comme le ferait une caméra de surveillance. Au début, rien de particulier, sinon deux jeunes qui attendent. Ils sont finalement rejoints par une douzaine d’autres. Une bande est constituée. Pas de dialogues distincts. On entend seulement qu’ils s’expriment dans une langue d’Europe de l’Est. Ils entrent dans la gare, circulent entre les voyageurs par petits groupes, comme des rôdeurs. Le plus jeune d’entre eux est talonné par un vigile. Sans rien faire d’explicitement répréhensible, ces garçons-là, ces « eastern boys », dégagent quelque chose d’inquiétant. Robin Campillo affectionne ces situations où des personnages venus d’ailleurs se montrent menaçants sans violence apparente. Dans son premier long-métrage, les Revenants [^2], les morts ressortaient des ténèbres pour rejoindre les vivants. Le sentiment de danger tient aussi aux choix de mise en scène, particulièrement maîtrisés dans Eastern Boys .
C’est notamment le cas de la seconde séquence, très impressionnante. Un homme, Daniel (Olivier Rabourdin, remarqué dans Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois), a repéré l’un des garçons, Marek (Kirill Emelyanov), dans la gare du Nord, et lui a proposé une passe, en lui délivrant naïvement son adresse, un grand appartement moderne situé derrière le périphérique. Mais Daniel est pris au piège d’une ruse qui permet aux membres de la bande, le jour dit, d’entrer un à un chez lui. Cette intrusion, réalisée dans le calme, semble « appeler » une violence physique qui n’a pas lieu mais affleure en permanence, à travers le chef de la bande, Boss (Daniil Vorobjev), assurément borderline … Eastern Boys est un film de climats, qui subvertit avec subtilité les genres auxquels il pourrait appartenir – comme ici le film de terreur, une terreur qui n’advient jamais, loin de ce que, par exemple, Haneke a fait dans Funny Games avec une situation semblable. Il en va de même avec l’histoire qui se développe ensuite entre Marek et Daniel. Marek revient voir Daniel, qui accepte de reprendre là où leur première rencontre les avait amenés : à des séances de sexe tarifé, chez lui. Mais, une nouvelle fois, le film ne s’oriente pas vers la direction la plus probable. Certes, Robin Campillo filme des scènes de sexe entre l’homme mûr et le garçon. Il le fait avec beaucoup de pudeur, montrant autant le plaisir que les gestes de tendresse. Cependant, le regard que porte Daniel sur Marek évolue. Une des lignes de force du film est de ne jamais aller sur le terrain psychologique pour expliciter la transformation d’un personnage, mais de rester factuel. Lors de leurs échanges sexuels, Daniel dit simplement à Marek : « Tu es un enfant ! » Puis Daniel, personnage solitaire, incite le jeune homme à se rendre plus souvent chez lui pour partager ensemble des moments de vie, tout en rompant leur relation sexuelle.
Ce qui se présentait comme une extrême altérité entre deux personnages d’âge, de culture et de classe sociale très différents, ayant établi entre eux un rapport d’intérêt, s’évanouit. Daniel offre sa protection à Marek, qui en retour se montre de plus en plus confiant. Entre l’adulte et l’ « enfant », ce sont des frontières virtuelles que leur affection réciproque et grandissante renverse. Eastern Boys est un film en perpétuel mouvement. Les situations fixées, contraintes, sans liberté de choix y sont bannies, autant dans la forme (la troisième partie prenant une nouvelle allure, celle d’un thriller) que dans l’intrigue. Quand Marek fait le récit de son terrible passé à Daniel, on entend que ces « eastern boys » n’ont pu connaître le temps de l’enfance. C’est ce temps-là qui s’ouvre pour le jeune homme quand se referme ce très beau film.
[^2]: Dont l’adaptation a ensuite donné lieu à une série sur Canal +, au titre éponyme.
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