Festival Eurofonik : « Les musiques traditionnelles rythment la vie »
Le festival Eurofonik défend un patrimoine trop souvent résumé à sa dimension identitaire.
dans l’hebdo N° 1297 Acheter ce numéro
La France entretient un complexe à l’égard de son patrimoine musical traditionnel. Avec le festival Eurofonik, dont la troisième édition aura lieu les 11 et 12 avril à la Cité des congrès de Nantes, Sylvain Girault, son responsable, a imaginé un porte-voix pour ces répertoires populaires d’Europe et leurs ramifications les plus actuelles. Un programme original et ambitieux qui défend une conception ouverte et évolutive de ces musiques généralement perçues comme des bastions identitaires.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de créer un festival de dimension européenne ?
Sylvain Girault : C’est une manière de prendre un contre-pied par rapport à l’histoire des musiques dites traditionnelles en France et en Europe. Ici, il y a deux grands mouvements dans ce domaine. La première génération date des années 1970, avec des festivals créés dans les régions à forte identité : Bretagne, Corse, Pays basque… Ils ont parfois une dimension internationale, comme à Lorient, avec le Festival interceltique, mais restent attachés à une idée de revendication identitaire. Dans d’autres régions, à la même époque, on a le mouvement revivaliste folk, comme le festival de Saint-Chartier, dans l’Indre. Puis, dans les années 1990, les festivals de musiques du monde voient le jour, souvent à l’initiative des offices de tourisme ou des mairies, qui veulent créer un événement touristique coloré et chaleureux.
Ces festivals ont tout de même joué un rôle important dans le paysage musical français et européen…
Tout à fait. C’est un mouvement d’ouverture et d’accueil des cultures de l’autre que des gens comme Peter Gabriel ont initié. Vingt ans après, on constate que ces festivals ont contribué à faire connaître aux Français les musiques brésiliennes, d’Afrique de l’Ouest, orientales… Mais c’est un peu l’histoire de l’Indien qui chante sur des gammes non tempérées, le « bon sauvage » que l’on fait venir en France pour s’extasier, par rapport au vieux paysan des Pyrénées qui chante aussi sur des gammes non tempérées mais qui, lui, est un bouseux… C’est contre ce mépris que j’essaie de lutter. Paris est la plaque tournante des musiques du monde, mais est incapable d’être en résonance avec son propre patrimoine. C’est un rapport à soi-même spécifique à la France. Il y a peut-être une mauvaise conscience coloniale derrière tout ça… En résumé : d’un côté, on a des musiques qui sont encore bien trop régionalisées et, de l’autre, on a le marché de l’exotisme mondial. J’essaie de me frayer un chemin là-dedans. Un chemin qui, surtout, mette l’artiste au premier plan.
Vous avez inventé une troisième voie pour ces musiques traditionnelles ?
Je voulais montrer que, partout en Europe, on trouve le même mouvement d’artistes ayant une imprégnation commune d’un langage collectif ancien à partir duquel ils inventent leur propre musique. Un peu comme dans le jazz : avant de monter sur scène, un jazzman apprend à jouer la musique de John Coltrane et de Charlie Parker ; il reprend note pour note leurs chorus avant de créer son langage personnel. Ça n’a aucun intérêt de se contenter de reproduire ce que d’autres ont déjà fait. Les artistes dont je parle improvisent, ils empruntent à d’autres formes musicales et artistiques.
Ce sont les artistes que vous programmez ?
Absolument. Ils ont généralement une double culture. La plupart savent lire la musique et sont passés par un conservatoire, mais, dans leur démarche artistique, ils ont su rester proches de l’oralité et conserver un rapport physique à la musique. C’est dans cette idée que j’ai monté une soirée qui mêle musique et danse, sur deux scènes, animée cette année d’un côté par Thierry Robin et de l’autre par le groupe irlando-scandinave This is How We Fly.
Que faisiez-vous avant de devenir programmateur d’Eurofonik ?
Avant tout, je suis chanteur [^2]. Je suis né dans une famille où l’on avait un rapport ludique à la musique et au chant, que j’ai retrouvé plus tard dans les musiques de tradition orale. J’ai commencé par le violon classique, que j’ai rapidement laissé tomber pour le violon irlandais, ce qui m’a ouvert les yeux sur l’univers des musiques traditionnelles. En Haute-Bretagne, où je suis né, nous avons une culture traditionnelle à double face : musicalement, nous sommes très proches de la musique bretonne, mais nos textes appartiennent au grand corpus de la francophonie. On trouve des versions différentes de nos chansons dans le Poitou, le centre de la France, au Québec… C’est peut-être ça qui est à l’origine de mon désir de sortir ces répertoires du post-romantisme, qui les enferme dans l’idée de « la rareté d’un trésor populaire ». Ce qui m’intéresse, c’est le caractère quotidien de ces musiques-là, comment la musique rythme la vie. Beaucoup de gens y cherchent une certaine forme d’authenticité ou de « pureté », mais ces musiques ne sont que bâtardise, hybridation, et c’est leur richesse ! Un jour, dans un concours de chant traditionnel, j’ai assisté à une scène significative. Un ancien est venu chanter, il roulait les « r ». Le jury, d’un ton très docte, a dit : « Oui, c’est typique de cette région. » Mais un collecteur, dans la salle, a rencontré le chanteur et lui a fait remarquer qu’il ne roulait pas les « r » lorsqu’il parlait. Le gars a répondu qu’il cherchait à imiter Luis Mariano !
Comment vous situez-vous dans le paysage des musiques traditionnelles ?
Je me considère à la fois comme un artiste et un activiste culturel. Je n’ai jamais eu une approche identitariste de ces répertoires dits traditionnels. Quand on s’intéresse à ces musiques, on s’intéresse à toutes les musiques. Lorsque j’anime un stage, je fais écouter des enregistrements de collectage, des gens comme Antoinette Perroin, mais je finis avec Danyèl Waro et même avec Jacques Brel ou Ella Fitzgerald. La musique, quelle qu’elle soit, est un vecteur d’ouverture et d’universalité.
[^2]: Sous le pseudonyme de Sylvain Giro (www.sylvaingiro.com).