C’est une vieille crainte européenne que ravive la crise ukrainienne depuis des semaines : et si Moscou, maîtresse d’une grande partie des livraisons de gaz naturel à l’Union, lui fermait le robinet en représailles au soutien qu’elle apporte au nouveau régime de Kiev ? La menace, bien que peu crédible (voir p. 7), n’en a pas moins rapidement alimenté les débats sur les possibles parades. Et, de Bruxelles à Strasbourg, de Washington à Berlin et peut-être bientôt à Paris, c’est le retour des spéculations sur l’atout présumé des hydrocarbures non conventionnels : le gaz de schiste, en passe d’émerger comme un efficace remède anti-Poutine…
Dans le bras de fer que se livrent la Russie et les puissances occidentales pour affirmer leur influence sur l’Ukraine, l’argument énergétique est manipulé sous toutes ses formes. Tout d’abord, il s’agit pour l’Occident de maintenir la tête hors de l’eau à son nouvel allié : pour mettre Kiev à genoux, Moscou a lâché la bride à son mastodonte Gazprom, qui a brutalement augmenté les tarifs gaziers octroyés à l’ancienne république soviétique, tout en lui réclamant le règlement d’énormes arriérés. L’Union européenne et les États-Unis, en sommet fin mars, envisagent déjà d’accroître la pratique des « flux inversés », mise en place après la crise de 2009, pour alimenter en gaz les ex-pays de l’Est en cas de blocage des livraisons russes. Il s’agit de faire fonctionner à rebours les canalisations d’approvisionnement venant de Russie et traversant le territoire ukrainien à destination de l’Europe. Deux « veines » à double sens fonctionnent déjà via la Pologne et la Hongrie, une troisième est à l’étude par la Slovaquie. Le gaz proviendrait de livraisons russes à l’Europe de l’Ouest, qui dispose d’importants stocks tampons, revendu à l’Ukraine à des prix inférieurs aux nouveaux tarifs Gazprom.
Pas d’exploitation du gaz de schiste en France pendant le mandat, a maintes fois rappelé François Hollande. Après la raclée des municipales, la menace paraît bien écartée jusqu’en 2017, même avec des ministres favorables à cette énergie, comme Arnaud Montebourg (Économie) ou Laurent Fabius (Affaires étrangères). Mais il ne s’agit que d’un moratoire, dont le point de rupture est précisé par Ségolène Royal (Écologie) – opposée « en l’état actuel des technologies ».
Or, l’industrie bruisse d’annonces : des alternatives à la fracturation hydraulique, très polluante, seraient sur le point d’émerger. Total y est très attentif [^2], Montebourg promettait une révélation au printemps. Et, sur le terrain, les militants signalent régulièrement des tentatives industrielles limites, comme le permis accordé pour explorer le « gaz de couche » dans d’anciens gisements de houille
^3.
À voir : le documentaire No gazaran, de Doris Buttignol, actuellement en salles, retrace la formidable mobilisation anti-gaz de schiste née fin 2010.
[^2]: voir www.politis.fr/Gaz-de-schiste-la-technologie,26390.html
[^3]: houille-ouille-ouille-5962.com
Mais il pourrait bientôt s’agir de gaz de schiste issu des puits états-uniens. Lors du sommet de Bruxelles, le 27 mars, le président Barack Obama s’est dit
« prêt à en exporter » pour aider l’Union européenne à
« réduire sa dépendance à l’égard de la Russie ». Cependant, cette annonce a surtout pour usage de manifester une solidarité transatlantique à l’heure du retour de la guerre froide. Car l’essor fulgurant du gaz de schiste – déjà 40 % de la production de gaz aux États-Unis – a fouetté la compétitivité de secteurs comme la chimie, et de nombreuses voix demandent que la manne ne quitte pas le périmètre national. Cependant, des licences d’exportation ont déjà été accordées à des opérateurs états-uniens privés, et Bruxelles a revendiqué un avantage identique pour des entreprises européennes. L’enjeu ukrainien se dissout : le terrain de ces négociations est le vaste Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI, ou TTIP ou Tafta en anglais).
« Dès qu’un accord commercial sera en place, les choses seront beaucoup plus faciles », a averti le président des États-Unis. Son pays pourrait monnayer l’aide gazière auprès de l’Union en difficulté énergétique par des compensations, sous forme d’ouverture de marchés que Washington attend depuis longtemps. Les militants altermondialistes redoutent en particulier le démantèlement de lois telles que l’interdiction française de toute prospection par le bannissement de la fracturation hydraulique (seule technique opérationnelle à ce jour), considérée comme une entrave à l’investissement pour les opérateurs étrangers. Par ailleurs, les coûteuses infrastructures nécessaires au transit transatlantique de gaz de schiste sont actuellement inexistantes : pour son transport, par navires spécialisés (méthaniers), l’hydrocarbure doit être liquéfié puis regazéifié à destination. Des obstacles politiques, économiques et techniques qui donnent du poids au conseil d’Obama aux Européens :
« Le gaz américain ne pourra constituer qu’un appoint. Il vous appartient de mobiliser vos propres ressources pour assurer votre autosuffisance. » Un appel clair à forer le sous-sol de l’Union : il est réputé détenir d’importantes réserves, notamment en France et en Pologne, voire en Roumanie, deux pays où la prospection a démarré.
« La crise ukrainienne est instrumentalisée pour donner du crédit au gaz de schiste sur un continent où il est très contesté », estime Maxime Combes, pour le mouvement Attac.
Pro-gaz de schiste, le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a acquiescé aux propos d’Obama. « Nous avons à faire notre travail à la maison. » En juin, lors du prochain sommet des Vingt-Huit, Bruxelles doit présenter ses pistes pour la sécurisation de l’approvisionnement énergétique de l’Union. Nul doute que l’exploitation domestique du gaz de schiste y trouvera sa place. Mi-mars, le Parlement européen a apporté sa contribution à la manœuvre, excluant l’exploration et l’extraction de cet hydrocarbure de la liste des activités obligatoirement soumises à une évaluation d’impact environnemental.