Les femmes, doublement esclaves
Dans la Traversée aux disparus, Eva Doumbia retrace la mémoire de l’esclavage sur plusieurs générations en s’appuyant sur les textes de trois auteures.
dans l’hebdo N° 1300 Acheter ce numéro
Ya-t-il une culture noire en France ? demande Sylvie Chalaye dans l’ouvrage collectif [^2] qu’elle a dirigé et qui est un remarquable tableau d’un théâtre de la diversité (avec toutes ses différences). À Marseille, la compagnie La Part du pauvre, que dirige Eva Doumbia, se consacre à des créations tournées vers la face cachée de la France – ses Noirs – et le monde afro-antillais. Sa prochaine pièce, la Traversée aux disparus, part de ce terrible constat : des millions de personnes ne connaîtront jamais leur généalogie car l’esclavage a laminé leur famille et toute trace.
Vous avez constitué une sorte de saga théâtrale à partir de l’œuvre de trois auteures. Est-ce un regard sur l’histoire ou sur le présent ?
Eva Doumbia : C’est une traversée de quatre cents ans d’histoire, composée de trois parties parlant de trois générations. Chaque partie est inspirée par un grand auteur féminin et se situe sur un continent différent. Il y a d’abord Maryse Condé, dont nous avons adapté deux livres : la Vie sans fards, où cette Guadeloupéenne conte notamment sa découverte du continent africain au moment des indépendances, et Femmes de Ségou. Ce dernier, adapté par Fatoumata Sy Savané, traite de l’esclavage au moment de la chute, au XVIIIe siècle, de l’empire Bambara (le Mali). Ensuite vient la Couleur de l’aube, de l’Haïtienne Yanick Lahens, dont l’action se situe en 2003, à Haïti, au moment de la dictature d’Aristide. Enfin il y a Fabienne Kanor, née en France de parents martiniquais, avec la Grande Chambre, qui se déroule aujourd’hui au Havre et retrouve les traces de l’esclavage dans ce qui fut un grand port négrier. Le projet est né avec Maryse Condé, puis chaque auteure a amené une autre auteure.
Le plus souvent, ce sont des aspects de l’histoire largement occultés.
Oui. Comme la présence des Noirs en France, au XVIIIe siècle. On les mettait dans des dépôts. L’histoire est encore plus occultée quand il s’agit de la femme noire. Le spectacle ne met pratiquement en scène que des femmes. L’une d’elles dit : « Nous sommes doublement esclaves parce que nous sommes femmes. » L’adaptation a été faite en fonction des personnages féminins. Dans Ségou, il y avait beaucoup d’hommes. Fatouma Sy Savané a transformé le récit, avec l’accord de Maryse, pour qu’il n’y ait que des femmes. Toutes les femmes des différentes parties sont de beaux personnages, et nous avons beaucoup creusé le rapport mère-fille. L’homme n’apparaît qu’à la fin de la pièce : c’est un clandestin.
Vous voulez aussi mettre en scène le processus d’écriture.
La cinéaste Sarah Bouyain a fait des portraits filmés des auteures. Une fois le portrait projeté, on voit une actrice jouant l’écrivaine en train d’écrire, et derrière elle la scène concernée. L’écriture est mise en scène car le texte est tantôt dit tantôt dialogué. Ce spectacle pose la question de l’histoire et de la mémoire du point de vue des femmes. Quel lien le processus d’écriture a-t-il avec la mémoire ? Nous avons posé la question aux trois auteures. Je travaille de plus en plus sur la littérature, qui m’intéresse plus que les textes dramatiques. Comment en faire du théâtre ? Là est de plus en plus ma recherche personnelle.
Vous avez réuni douze comédiennes et un comédien de différents pays (Haïti, Cameroun, Côte d’Ivoire, France…), plus des musiciens. Comment est-ce possible ?
Il y a mon équipe et puis, régulièrement, j’organise des ateliers dans différents pays. Je repère souvent des personnes de qualité. J’ai réuni celles que j’avais trouvées exceptionnelles et c’est ainsi qu’il y a trois continents sur scène.
[^2]: Culture(s) noire(s) en France : la scène et les images, sous la direction de Sylvie Chalaye, L’Harmattan, 392 p., 30 euros.