« Pas son genre », de Lucas Belvaux : Les goûts et les couleurs
Dans Pas son genre , Lucas Belvaux raconte l’amour improbable de Clément le philosophe et de Jennifer la coiffeuse.
dans l’hebdo N° 1300 Acheter ce numéro
«Tout est politique ! », disait-on dans les années 1970, avec un goût pour l’exagération, pense-t-on aujourd’hui. Non sans raison. Le mot « tout », par définition totalisant, trahissait une affirmation d’autorité. Mais cette affirmation avait aussi le mérite de dévier la pensée des évidences admises. Sur l’amour, par exemple, avec son chapelet romantique version eau de rose. Le cinéma en est encore très imprégné, malgré les romans de Thomas Hardy, les films de Douglas Sirk ( Tout ce que le ciel permet …) ou la Dentellière (1977), de Claude Goretta. Des œuvres, pour ne citer qu’elles, qui montrent que le social joue un rôle prépondérant dans les histoires d’amour. À celles-ci, il faudra désormais ajouter le magnifique film de Lucas Belvaux, Pas son genre .
Clément (Loïc Corbery) est professeur de philosophie et écrivain. Il aime à se penser « philosophe de l’Éros », quand une de ses collègues du lycée d’Arras, où il vient d’être muté, admiratrice de ses livres, l’assure qu’il est bien davantage un philosophe « du viscéral, de la chair ». Les parents de Clément appartiennent à la grande bourgeoisie parisienne, et lui n’imagine pas vivre ailleurs que dans la capitale, où il retourne après ses cours. Jennifer (Émilie Dequenne) travaille dans un salon de coiffure du centre d’Arras, mais vit en périphérie, dans un appartement en HLM, avec son jeune fils, qu’elle élève seule. Le samedi, elle sort en boîte avec ses deux copines du salon de coiffure pour des soirées festives de karaoké. « Pas son genre », donc, ni pour l’un ni pour l’autre. Et pourtant. Quelque chose se noue entre eux. Même si c’est, au début, par désœuvrement que Clément se retourne sur Jennifer, ne sachant que faire de ses soirées à Arras.
Lucas Belvaux n’hésite pas à marquer fortement les appartenances sociales à travers les inclinations culturelles de ses personnages. Jennifer est fan de Jennifer Aniston et se délecte des romans d’Anna Gavalda, tandis que Clément prend son petit-déjeuner aux Deux-Magots. Certains y verront une caricature là où le cinéaste ne cherche pas l’exactitude sociologique mais la justesse poétique. Car c’est dans cet écart abyssal qu’il s’agit de montrer ce qui se joue entre eux. C’est-à-dire ce qui se partage et ce qui sépare. Et là, Lucas Belvaux, dont c’est ici le premier film sur l’intimité amoureuse, adapté du roman éponyme de Philippe Vilain, s’avère être un peintre tout en nuances.
Jennifer a une énergie de vie qui entraîne Clément (son « chaton » ) dans un mouvement peu connu de lui jusqu’alors. Cette vitalité spontanée est formidablement interprétée par Émilie Dequenne, à laquelle le cinéaste a associé une forme où dominent les couleurs vives. C’est l’intérieur de l’appartement de Jennifer (merveilleux rideaux !). Ce sont surtout les séquences de karaoké, où la générosité et le goût de vivre de Jennifer exultent sur fond d’incrustations lumineuses, lesquelles renvoient à l’univers d’un Jacques Demy et à la fantaisie chatoyante des Demoiselles de Rochefort. Dans une de ces scènes, Jennifer parvient à faire sortir Clément de son quant-à-soi ( « Lâche-toi, chaton ! », lui souffle-t-elle à l’oreille), qui s’abandonne soudain à la joie de danser et de chanter sans contrôle avec les autres. Pour Jennifer, Clément est d’abord un enchantement inattendu et intriguant. Un charmeur qu’elle tient à distance pour évaluer sa sincérité, et auquel elle se donne ensuite corps et âme. Aussi bien quand ils font l’amour – très belles scènes où la caméra de Lucas Belvaux se concentre sur l’expression des visages – que lorsque Jennifer cherche avec toute sa volonté à lire la Critique de la faculté de juger, que Clément lui a offert, après une séquence d’anthologie où celui-ci lui a tendrement démontré qu’elle était kantienne sans le savoir. Le personnage de Clément était sans doute le plus difficile à camper, sur le papier comme dans le jeu. En faire un cynique ou un dominant au vu de sa position sociale eût été une concession aux stéréotypes. Et Loïc Corbery lui octroie une sensibilité qui éloigne son personnage de tels profils. Clément est sincère quand il déclare à une ancienne petite amie qu’ « il aime tout le temps ». Mais tout aussi convaincu lorsqu’il avoue à Jennifer douter de ce qu’il ressent ou quand il affirme qu’il ne croit pas au couple.
Le « philosophe de l’Éros » ne sait donc pas ce qu’est l’amour en ce qui le concerne – mais ce paradoxe n’est jamais moqué par le film, au contraire, il est probable que Clément en souffre. Tandis que Jennifer s’appuie sur la force de ses sentiments pour énoncer ses certitudes. Le flux de parole change de côté au fur et à mesure que le film avance. Dans la première phase de leur relation, Clément lit des extraits de Giono ou des poèmes de Baudelaire à Jennifer, qui lui confie que ce qu’elle préfère de ces lectures, c’est sa voix. Plus tard, quand l’engagement de Clément ne lui apparaît pas à la mesure du sien, Jennifer « philosophe » douloureusement sur leur relation, tandis que Clément est submergé par ces mots, auxquels il n’a rien à opposer. Jennifer aura réussi à ce qu’il se lâche, mais pas à le transformer. La première fois qu’elle lui a coupé les cheveux, alors qu’ils ne se connaissaient pas, elle lui a proposé une coupe plus moderne, qu’il a refusée. « On ne change rien », a-t-elle conclu.
« Ce n’est pas l’histoire qu’on raconte qui importe, c’est ce que raconte l’histoire. » Le commentaire est de Clément à propos d’un roman de Zola, Au bonheur des dames. Ce qui compte aussi, c’est la position dans laquelle est placé le spectateur. C’est la marge de liberté que lui accorde le cinéaste. Grande, ici, parce que Lucas Belvaux ne juge pas ses personnages, ni Jennifer ni même Clément – ce qui aurait été facile et démagogique. Or, cette marge de liberté du spectateur, qui induit sa faculté critique, c’est aussi politique !
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