Quelle souveraineté pour les Européens ?
Sortir de la soumission à l’Europe néolibérale : tel est le projet avancé par deux ouvrages récents, qui divergent cependant sur la méthode à adopter. Si l’un préconise une sortie de l’euro, l’autre a du mal à croire à un souverainisme de gauche, préférant bâtir une autre Europe.
dans l’hebdo N° 1298 Acheter ce numéro
Deux ouvrages, la Malfaçon, de l’économiste Frédéric Lordon, et Que faire de l’Europe ?, d’Attac France et de la Fondation Copernic, divergent sur le sort de l’euro, monnaie unique qui a constitué une étape majeure dans le processus d’intégration européenne. N’en déplaise à la gauche européiste, Frédéric Lordon estime que l’on ne peut plus rien essayer dans le carcan de l’euro : « En vérité, il a été délibérément construit à cette fin : qu’on ne puisse rien y essayer ! – En tout cas rien d’autre que ce que lui-même a imposé. » C’est pourquoi il importe d’en sortir, et non de le transformer, car cette transformation de l’euro n’est pas possible. Cette thèse de la sortie de l’euro est mise à mal par la Fondation Copernic et Attac France, qui jugent ce remède « illusoire » et le considèrent comme « un obstacle à la recherche d’une stratégie européenne pour la gauche ». Pour ces européistes de gauche, ce projet « conduit à revenir à une forme de concurrence “libre et non faussée” reposant sur l’arme de la dévaluation compétitive ». Ils ne voient pas en quoi le projet de « monnaie commune », qui combinerait un euro externe et des euros nationaux (euro-franc, euro-peseta, etc.), préconisé par l’économiste Jacques Sapir [^2] et Frédéric Lordon, échapperait à toute spéculation.
Ce clivage à gauche n’est certes pas nouveau, mais la crise a servi de révélateur et, aujourd’hui, il est largement admis que la mise en place de la monnaie unique manque de cohérence. De plus, sous la pression des marchés, les mesures adoptées en 2011 ont permis de gagner du temps, sans résoudre les problèmes. Tout cela nécessite une transformation radicale de la situation actuelle, conviennent les auteurs des deux ouvrages. Ce qui est en jeu, c’est de trouver des alternatives aux politiques néolibérales et de définir la place donnée à la souveraineté populaire en Europe. Car la question de la crise est moins économique que politique, et elle se concentre dans cette question de la souveraineté. « À l’expérience d’un siècle et demi d’institutions “démocratiques”, [il apparaît de manière évidente] que la souveraineté populaire ne s’est jamais exprimée que sous la forme des captations élitaires-parlementaires », avance Frédéric Lordon. Restaurer cette souveraineté suppose de sortir de l’euro, et « les conditions de possibilité de l’expérimentation, dans l’espace où les institutions, matérielles et symboliques, en sont déjà tout armées, immédiatement disponibles, [se situent dans] l’espace national », affirme l’économiste, qui interpelle les européistes de gauche, lesquels ont abandonné ces idées « qui furent celles de la gauche – la souveraineté du peuple, la nation définie comme citoyenneté politique, aux antipodes de toutes les mystiques identitaires, encore plus racialistes ». Il existe des États dictatoriaux et souverains, rétorquent les auteurs de Que faire de l’Europe ? « Il existe toujours aussi la possibilité d’exercer une souveraineté nationale au nom de la souveraineté populaire. Mais ni Zapatero ni Papandréou n’ont suivi la voie consistant à dire, à chaud : “Nous ne pouvons payer la dette et nous cessons de le faire. Discutons.” » Les auteurs posent donc la question de savoir si un souverainisme de gauche peut exister. « Vouloir disputer à l’extrême droite l’hégémonie dans un projet de retour (fût-il qualifié de “provisoire”) vers la nation est un pari dangereux. »
Réformistes ou anticapitalistes, les partisans de la sortie de l’euro commettent une erreur stratégique majeure, estiment Attac et la Fondation Copernic. Qui lui opposent une stratégie de « désobéissance et d’extension européenne » : « Nous désobéirons aux règles de l’Europe réellement existante au nom d’une autre Europe » (lire la tribune de Pierre Khalfa, p. 20), en commençant si nécessaire dans un pays. Cette désobéissance européenne peut être conçue et popularisée comme un outil pour accélérer l’émergence d’une communauté politique européenne. Ainsi, la sortie de l’euro n’est ni une condition préalable ni une fin en soi. Malgré cette divergence profonde, les auteurs des deux ouvrages se retrouvent pour rejeter l’Union européenne telle qu’elle est. Leurs propositions, si différentes soient-elles, se heurtent à l’oligarchie européenne. Et esquissent un réel espoir de transformation pour sortir de la soumission à l’Europe néolibérale.
[^2]: « Les scenarii de dissolution de l’euro », étude réalisée par Jacques Sapir et Philippe Murer, avec la contribution de Cédric Durand, Fondation Res Publica, septembre 2013.