« Adieu au langage », de Jean-Luc Godard : Un film qui a du chien
Dans Adieu au langage , Jean-Luc Godard invite le spectateur à la bizarrerie du Beau. À condition de s’y laisser entraîner.
dans l’hebdo N° 1305 Acheter ce numéro
On peut rester interdit devant Adieu au langage, de Jean-Luc Godard, comme devant les Cantos d’Ezra Pound, Finneganes Wake de Joyce ou les écrits poétiques de Christophe Tarkos. On peut, et il ne manquera pas de voix pour entonner les vieilles antiennes rabâchées depuis des lustres, évoquant le « vieux cinéaste creusant lui-même sa tombe » et autres billevesées qui trahissent avant tout les intolérances de ceux qui les prononcent. On peut aussi considérer que, dans la même voie que ces poètes, pratiquant comme il est dit dans le film « l’investigation littéraire », Jean-Luc Godard a inventé une langue, la sienne, une langue cinématographique à nulle autre pareille, inédite et peut-être, parfois, indicible (les autres disent « illisible » ) dans la mesure où ce qu’elle exprime n’existe pas, ou plus précisément renvoie à un réel qui nous échappe. Pas d’autre moyen, pour tenter désespérément d’atteindre ce réel, d’inventer une langue. Le langage (c’est-à-dire le parler courant) en est parfaitement incapable.
Voilà le sujet même d’ Adieu au langage, autant que sa forme. Imaginer qu’il y aurait là du « mépris » (Ah, le mauvais jeu de mot qui refleurit ! cf. le Figaro ), est une erreur de vue. Si Jean-Luc Godard n’est pas venu à Cannes, c’est parce qu’il ne se sent plus de la partie. Non pas au-dessus mais ailleurs, comme il le dit magnifiquement dans la lettre filmée adressée au président du festival, Gilles Jacob, et au directeur, Thierry Frémaux, mise en ligne juste après la projection officielle : « Je ne suis plus là où vous croyez encore que je suis encore. En fait je suis d’autres pistes. […] J’irai dorénavant là où je suis resté. » De la même façon, s’il y a un énorme orgueil chez le cinéaste, propre à tout créateur d’envergure, il faut aussi considérer Adieu au langage comme une proposition, à prendre ou à laisser, qui a sa part d’humilité. Son caractère a priori hermétique n’est pas un acte d’exclusion de l’autre. Mais une invitation à la bizarrerie du Beau, chère à Baudelaire.
Son utilisation de la 3D ne relève pas d’autre chose. Godard a toujours été un expérimentateur, y compris sur le plan technique. Il n’y a pas recours par opportunisme, mais pour en faire quelque chose à lui, c’est-à-dire en exploiter toutes les ressources. Faire « entrer le plat dans la profondeur ». C’est ainsi qu’ Adieu au langage recèle une innovation géniale, qui permet au spectateur, à certains moments du film, de choisir entre deux images, celle que voit l’œil gauche ou celle que l’œil droit perçoit. Autrement dit, en fonction de l’œil qu’on garde ouvert, de faire son montage soi-même en cours de projection. Jusqu’à ce que les deux images se fondent à nouveau. Rien de gratuit dans cette innovation. Hormis l’alternative visuelle qu’elle suscite, elle met en jeu ce qui depuis longtemps est un objet central de recherche pour « JLG » : ce qui fait lien, c’est-à-dire le bon ou le mauvais raccord. Adieu au langage en multiplie les aspects. Qu’il s’agisse de ce qui relie deux rives, celles du lac Léman, où de nombreuses scènes du film ont été tournées. Ou du lien entre un homme et une femme, deux amants en perte d’amour, ou bien le mari et la femme qui s’opposent. Godard met alors en exergue le rôle d’intercesseur du chien, sa faculté à « communier » avec les uns et les autres, le chien du cinéaste, Roxy, jouant ce rôle. Ce peut être aussi la relation entre deux images, que constitue une troisième image virtuelle qui naît des deux premières. Un exemple parmi d’autres : tandis que la voix off dit : « La tribu des Chihuahua appelle le monde “la forêt” », la caméra filme le pubis d’une femme. Ce qui se forme alors dans l’esprit du spectateur, à son insu, est cette troisième image. A contrario, la solitude et la séparation sont aussi au centre du film. Mais Adieu au langage (moins encore que Film socialisme ) n’a pas pour autant la dimension sombre, voire apocalyptique qu’avaient les Histoire(s) du cinéma, il y a quinze ans. Ses facéties et son prosaïsme, scatologique en particulier (nous sommes tous égaux devant la défécation, Godard aime à réactiver cette image populaire et… politique !), y contrebalancent son lyrisme romantique. Il y a même quelque chose de lumineux dans ce film aux couleurs franches, saturées, où les fleurs s’offrent en bouquets rose vif ou jaune citron, et qui se termine sur des aboiements et des cris de bébés.
Contre le langage « usine à gaz », Jean-Luc Godard oppose sa langue d’éclats. Les spectateurs qui s’y laisseront aller auront le privilège de passer de la « nature » à sa « métaphore », les deux parties explicites du film. Or, l’étymologie grecque de « métaphore », comme aime à le rappeller le cinéaste, venant du mot « transporter », il y a tout lieu de penser qu’ils feront un beau voyage.
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