Edgar Morin et Tariq Ramadan : Leur foi dans le progrès
Les philosophes Edgar Morin et Tariq Ramadan confrontent leurs points de vue d’athée et de croyant sur les débats contemporains.
dans l’hebdo N° 1303 Acheter ce numéro
En mai 2013, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, et Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes et porte-parole du gouvernement, annulaient leur participation à un colloque du prestigieux Institut universitaire européen de Florence, invoquant la présence de Tariq Ramadan à cette rencontre. Ils ne devaient pourtant débattre avec lui dans aucune des tables rondes auxquelles ils étaient conviés. Quoi qu’on pense de Tariq Ramadan – et le présent livre permet d’en apprendre beaucoup sur sa pensée –, on doit d’emblée saluer Edgar Morin, philosophe d’origine juive, athée et progressiste, récemment cofondateur du mouvement Nouvelle Donne, pour avoir accepté de se confronter au philosophe musulman. Dans le titre de l’ouvrage, figure d’ailleurs le mot « péril ». Menés par Claude-Henry du Bord, philosophe spécialiste de la pensée chrétienne, ces entretiens – parfois à bâtons rompus mais marqués par le plaisir de débattre – abordent la plupart des grandes questions de notre temps : des études de genre à la laïcité, de la PMA à la bioéthique. Islamophobie, antisémitisme, voile, universalisme, intégration, identité au sein de notre société multiculturelle ou question palestinienne, chacun avance ses idées, échange ou affronte les conceptions de l’autre. Quand le croyant « s’inscrit dans la tradition musulmane », l’athée refuse les religions révélées mais doute sans cesse, notamment quant au « mystère » de la création de l’homme et de la nature. Toutefois, comme le dit Tariq Ramadan, cette « différence fondamentale qu’est la foi en Dieu » n’empêche en rien la confrontation et le dialogue.
Ancien communiste et résistant exclu du PCF en 1948, Edgar Morin n’a jamais cédé à la mode des reniements de tant d’« ex » qui, au sortir des années 1970, passèrent (comme disait Guy Hocquenghem) « du col Mao au Rotary » [^2]. Mais, pour Tariq Ramadan, sa réputation « d’infréquentable » (comme le qualifie avec ironie l’éditeur en quatrième de couverture) et de théologien islamologue, souvent qualifié d’islamiste, le précédait. C’est mal le connaître. Tariq Ramadan est on ne peut plus clair : il combat les lectures rigoristes du Coran, dans le cadre de la foi et de la tradition musulmanes, certes, mais en tentant sans cesse de faire évoluer cette tradition, textes exégétiques ou texte sacré à l’appui, et en contestant justement les lectures qu’en font les intégristes de tout poil – islamistes ou islamophobes !
Il en est ainsi de la question des femmes. Le philosophe musulman rappelle que « les sources scripturaires ne s’opposent à aucun moment à l’égalité » hommes-femmes. Et il ajoute : « Il faut aller plus loin, je le réclame depuis longtemps : égalité sociale, égalité en droit, égalité politique, égalité des salaires. » Plus généralement, décriant les lectures sectaires et les sociétés patriarcales du monde musulman qui se fondent sur ces lectures, Tariq Ramadan invite les musulmans à « prendre en compte l’histoire » et à « déterminer le rôle de la Révélation », ce qui, insiste-t-il, revient à « s’interroger sur ses limites ». Point de dogme intangible, donc. Si les principes du Coran doivent être respectés, « c’est l’esprit et l’intelligence du croyant, du lecteur, qui sont le nœud de la question ». Pour lui, Dieu, ou le Prophète, a parlé « au cœur d’une histoire, dans un contexte donné ». Le croyant doit donc « utiliser la médiation de sa raison pour extraire les principes de cette époque et s’efforcer d’en trouver les applications fidèles et cohérentes dans son époque ». Ce qui amène Tariq Ramadan à refuser les châtiments corporels, la lapidation et toute autre application à la lettre du Coran relevant d’un autre temps. On le voit au fil de ces 300 pages, Tariq Ramadan est à l’opposé de l’islamiste pur et dur tel qu’on a voulu le dépeindre. Il est au contraire un musulman réformiste et ouvert. Ce qui ne pouvait que déplaire à Manuel Valls, aux BHL, Alain Finkielkraut, Caroline Fourest, Alexandre Adler et Pierre-André Taguieff, qui semblent finalement avoir tout intérêt à ne voir chez les musulmans que des islamistes. Il est bien plus gênant pour ces bien-pensants d’avoir à discuter avec un musulman qui demande à ses coreligionnaires de sortir des dogmes obscurantistes, d’appeler à user de la raison en islam et de demander le progrès social, à l’instar des prêtres de la théologie de la libération au sein de la religion catholique, qui compte elle aussi son lot d’intégristes rétrogrades. Edgar Morin, lui, a accepté de lui parler.
[^2]: On se reportera au magnifique récit de son exclusion du PCF : Autocritique (Seuil, 1970 ; rééd. 2012). Quant à ses positions sur Mai 68, voir « Vingt ans après », postface de 1988 à la réédition de Mai 68, la Brèche, ouvrage écrit fin 1968 avec Cornélius Castoriadis et Claude Lefort (Fayard).