La caricature de trop
Une association de La Villeneuve, à Grenoble, attaque France Télévisions pour un reportage sensationnaliste.
dans l’hebdo N° 1303 Acheter ce numéro
Une bande-son angoissante, des images de voitures en feu et une voix off qui menace au lieu de constater. Dès la première scène, le décor est planté. Un décor que les chaînes affectionnent tant qu’elles en ont fait un genre en soi : le reportage de banlieue. Mais, pour les habitants de La Villeneuve, à Grenoble – un quartier dit « sensible » –, le reportage d’« Envoyé spécial » diffusé le 26 septembre dernier sur France 2 a été la caricature de trop.
« Ce reportage est une aberration, tant sur le fond que sur la forme, tempête Alain Manac’h, figure emblématique du quartier. Il y a des raccourcis, des mises en scène, des reconstructions et des commentaires abusifs. C’est grotesque. » Comme de nombreux habitants, il avait accepté de figurer dans le programme, le label « Envoyé spécial » fonctionnant comme « une garantie de qualité ». Le soir de la diffusion, le coup est rude. Les habitants protestent massivement contre le reportage, jugé « tendancieux » et « indigne de notre service public de l’audiovisuel ». Leur pétition sur Internet recueille rapidement plus de 2 500 signatures. À l’époque, François Joly, corédactrice en chef d’« Envoyé spécial », ne semblait pas surprise. « On peut comprendre que le miroir tendu sur ce quartier puisse ne pas plaire […], mais, pour nous, nous avons fait un travail honnête », expliquait-elle au micro de France Bleu. L’urbaniste Jean-François Parent, interviewé dans le reportage, reconnaît que ses propos n’ont pas été déformés. « Mais les aspects positifs du quartier ont été systématiquement occultés », ajoute-t-il, exaspéré. La chaîne refusant de lui accorder un droit de réponse, l’association des habitants de la Crique sud a décidé d’attaquer France Télévisions en justice. « Face à l’indifférence et au mépris, regrette Pauline Damiano, le procès était la seule façon de mettre les responsables de France Télévisions face à ce qu’ils ont produit. » Pour Jérôme Bertauht, sociologue des médias, « c e procès démontre l’incapacité du service public de l’information à donner un droit de réponse à la fraction la plus éloignée des médias. Acculés, les habitants ont été obligés de sortir le débat de l’arène médiatique, forcément favorable aux journalistes, pour le placer dans l’arène judiciaire. » Malgré l’ampleur de la colère des habitants, ** malgré les contre-enquêtes et les analyses réalisées autour du reportage, malgré même un avis du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) déplorant la stigmatisation du quartier, la chaîne ne peut être mise en cause pénalement sur le fond du reportage ou sur le préjudice causé. Les habitants n’attaquent donc la chaîne que sur trois allégations jugées « diffamatoires ». Ainsi, après avoir montré un homme cagoulé tirant des coups de feu, la journaliste précise que, « malgré les détonations, cette nuit-là, personne ne préviendra la police ». Une affirmation en voix off que les habitants contesteront lors du procès. « Beaucoup de propos ou d’allusions dans le reportage sont dévalorisants, mais assez vagues et donc inattaquables », explique Me Fourrey, l’avocat de l’association de la Crique sud. L’enjeu du procès sera alors de réussir à élargir le débat. « Il faut qu’il suscite une réflexion de fond de la part des rédactions et des journalistes », espère Pauline Damiano.
Ce n’est pas un hasard si cette contestation des stéréotypes médiatiques trouve un nouveau souffle à La Villeneuve. Ce quartier, réduit dans le reportage à une « enclave de précarité » où se déroule une « guerre de territoires entre jeunes et policiers », fut érigé en modèle de mixité sociale dans les années 1970. Depuis les années 1980, la vie au sein de la cité se détériore. « Il y a effectivement du deal, des armes, admet Alain Manac’h. Cependant, les initiatives locales, que n’évoque pas le reportage, perdurent. » « On y vit très bien ! », insistent les habitants mobilisés. Quelle qu’en soit l’issue, l’audience porte en elle-même un démenti cinglant au reportage. Le procès n’a été possible que grâce à une large mobilisation populaire. « Mes 250 clients ont participé chacun selon leurs moyens, entre quelques centimes et quelques centaines d’euros », observe Me Fourrey. Existe-t-il meilleure preuve de la persistance du tissu social à l’encontre des stéréotypes diffusés en boucle sur les écrans ?