Le peuple perdu de la gauche

Éric Fassin invite à repenser les représentations des classes populaires et leurs liens avec les minorités.

Olivier Doubre  • 22 mai 2014 abonné·es
Le peuple perdu de la gauche
© **Gauche : l’avenir d’une désillusion** , Éric Fassin, éd. Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique », 72 p., 8 euros. Photo : AFP PHOTO / JEFF PACHOUD

Les intellectuels peuvent-ils encore, de nos jours, peser sur la vie politique ? Leur engagement peut-il avoir quelque influence sur la gauche, fût-elle de gouvernement ? C’est bien ce que voudrait, à travers ce petit livre énergique, concrétiser le sociologue Éric Fassin. Mais, comme il le souligne d’emblée, le problème est que cette gauche de gouvernement n’est plus… de gauche. En proie depuis trois décennies à une « dérive droitière » ininterrompue, quand bien même elle se présenterait comme « sociale-démocrate assumée ». Une dérive qui est d’abord le « symptôme », incarné par le Parti socialiste, de « l’hégémonie idéologique de la droite », qui se veut désormais « décomplexée ». Ce terme traduit surtout l’affirmation d’une droite « éhontée » face à l’ « affaissement idéologique » d’une gauche « honteuse », comme le souligne le sociologue, quand « l’une semble nager avec aisance dans le sens du courant, tandis que l’autre s’épuise à le remonter »

Mais on aurait tort de croire qu’Éric Fassin se borne à dresser une nouvelle fois le bilan maintes fois entendu des échecs et surtout des reniements d’un Parti socialiste au pouvoir, prompt non pas à accepter « le laisser-faire libéral », mais pire, à céder la place à un « interventionnisme néolibéral » en gérant un État mis au service des marchés. C’est-à-dire l’inverse total de son affichage (récent) comme « social-démocrate », qui n’est qu’un simple glissement sémantique servant à justifier le reniement des promesses de campagne du Président, notamment celles du discours du Bourget (où le principal ennemi désigné était « le monde de la finance » ). En effet, rappelle Éric Fassin, historiquement, la social-démocratie est tout le contraire d’un « socialisme de l’offre », mais bien une politique dont « l’objectif est de protéger la société des marchés », où le rôle de l’État consistait à « convaincre patrons et syndicats de sacrifier une part de leurs revendications à la pérennisation d’une prospérité également profitable aux uns et aux autres » … Avec un titre qui se veut une réponse en forme de clin d’œil à l’ouvrage de François Furet le Passé d’une illusion, charge violente et partiale contre le communisme au XXe siècle, Éric Fassin veut croire à « l’avenir », cherchant la voie pour dépasser la « désillusion » qui frappe aujourd’hui le peuple de gauche. Pour lui redonner espoir et lui faire reconquérir une hégémonie culturelle. Or, pour l’auteur, c’est d’abord la conception, ou plutôt le contenu du terme « peuple » qu’il s’agit de revoir complètement. En somme, la gauche doit « changer de peuple ». Ou plutôt la façon dont celui-ci se conçoit, donc les représentations que les classes populaires ont d’elles-mêmes puisque, depuis les années 1980, elles se considèrent sinon « opposées aux minorités visibles », du moins sans liens avec celles-ci.

La reconquête d’une hégémonie culturelle, économique et donc idéologique ne s’entend, pour Éric Fassin, que lorsque ces minorités seront vues comme une partie du peuple. Bref, en cessant de le diviser en fonction de caractéristiques identitaires, ethniques ou religieuses. L’enjeu consiste alors à casser cette division au sein des classes populaires. Une division instillée depuis la fin des années 1970 par l’extrême droite et reprise non seulement (avec les précautions habituelles de langage) par la droite, mais aussi par une bonne partie de la gauche. Ainsi, lorsque celle-ci affirme que le Front national « poserait les bonnes questions mais en leur apportant de mauvaises réponses ». Et le sociologue d’ajouter : « Tel est en tout cas le sens du discours républicain qui s’impose au sein du monde politique, avec l’appui de nombreux intellectuels dès les années 1980 : bien sûr, nul ne se veut raciste ; toutefois, chacun se devrait d’être à l’écoute des racistes. » Il est du devoir de la gauche de mener ce combat culturel des représentations. Pour « changer le peuple », comme le prône Éric Fassin, et le libérer de sa méfiance vis-à-vis des minorités. Une longue et patiente bataille culturelle.

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