Mécénat : la mauvaise idée
Les financements privés peuvent-ils pallier les subventions en baisse ? Pas sûr : ce secteur-là aussi connaît une chute des investissements.
dans l’hebdo N° 1301 Acheter ce numéro
La photo a de quoi surprendre : Christophe de Margerie, patron de Total, pose à côté d’une Aurélie Filippetti tout sourire, elle aussi le stylo à la main. Ce 28 janvier 2014, le contrat a été signé en grande pompe dans une salle d’exposition branchée parisienne. Qu’importe si le plus gros pollueur de la planète est (aussi) un as de l’évasion fiscale : quand on verse 4 millions d’euros de mécénat pour soutenir l’éducation artistique à l’école, la ministre a la courtoisie d’avoir la mémoire courte.
Le mélange des genres entre public et privé ? Rien de nouveau dans un secteur où le mécénat est aussi vieux que les Médicis. Qu’une ministre de gauche signe un partenariat d’une telle ampleur l’est davantage. Adieu la campagne de 2012, lorsque la députée de Moselle déplorait que « les musées se bradent à des entrepreneurs » : « Quand je vois le nom de Wendel sur les murs du Centre Pompidou à Metz, disait-elle, ça me fait mal. » Depuis son arrivée rue de Valois, Aurélie Filippetti ne voit plus où est le problème. En juin 2012, c’est elle qui a sauvé des griffes de Bercy le régime fiscal très favorable dont bénéficient les entreprises mécènes [^2] : « À travers les dons de leurs entreprises, les salariés aussi s’engagent pour le patrimoine et la création, s’enthousiasme-t-elle alors. [Le mécénat] est une forme de citoyenneté culturelle à laquelle je suis très attachée. » Et surtout une manne en ces temps de disette budgétaire. Seul hic : si les entreprises sont censées venir au secours d’une culture souffrant d’une baisse chronique des subventions, le mécénat est, depuis 2008, lui aussi mal en point. À cette période, les Eurockéennes de Belfort ont vu leurs mécènes diviser leurs dons par deux, quand ils ne tournaient pas directement les talons. À l’Orchestre de Paris, la stratégie de mécénat a été revue illico afin d’amener les mécènes sur des projets plus « vendeurs » que la pure production des œuvres. Même au Louvre, pourtant mastodonte du secteur avec ses 20 millions d’euros de mécénat annuel, on reconnaissait pudiquement avoir « un peu plus de mal » à financer certaines expositions.
Depuis, les cas se sont multipliés. Selon une enquête de l’Admical, association destinée à développer le mécénat d’entreprises en France, entre 2008 et 2010, le montant total des dons faits au secteur culturel est passé de 975 millions à 380 millions d’euros. Soit 63 % de dégringolade et une perte de 595 millions d’euros ! « Le mécénat culturel est en train de mourir », s’alarmait alors le président de l’Admical. Lequel, quatre ans plus tard, n’est pas démenti : les prévisions pour 2014 s’avèrent sinistres, avec « 13 % des mécènes [qui] ne sont pas en mesure de se prononcer sur l’avenir de leur budget mécénat, 10 % [qui] pensent le diminuer, et 8 % le supprimer » .
Bien sûr, la conjoncture morose n’aide pas. Quand les licenciements redoublent, on comprend pourquoi les entreprises se détournent d’un mécénat jugé ostentatoire pour lui préférer des causes plus sociales, ou même le sponsoring sportif, dont la rentabilité en termes d’image est plus immédiate. Mais la crise économique n’explique pas tout. Encouragée par Nicolas Sarkozy, l’arrivée de nouveaux acteurs, notamment l’enseignement supérieur, sur le « marché » du mécénat haut de gamme, où la culture régnait jusque-là en maître, a exacerbé la concurrence. Et incite les candidats à la surenchère dans les « retours sur investissement » proposés aux mécènes : du simple prêt de salle ou don de places gratuites à l’intervention directe dans la programmation. À la Cité de l’architecture, qui présentait en 2012 une exposition sur la mobilité financée par la Fondation PSA, on n’a pas hésité à illustrer le parcours d’exemples puisés chez le constructeur automobile… « Le mécénat d’entreprise n’a pas pour vocation de faire les fins de mois d’un État nécessiteux », avertissait à l’orée des années 2000 Jacques Rigaud, le père fondateur de la politique de mécénat en France. Quinze ans plus tard, Aurélie Filippetti estime que « l’État ne peut pas se priver de l’apport du mécénat ». C’est dire si la culture a du souci à se faire.
[^2]: La loi du 1er août 2003, dite « loi Aillagon », accorde une réduction fiscale de 60 % du montant de leurs dons aux entreprises mécènes.