Palme d’or : La raison sans passion

Le palmarès, dont les récompenses ont été distribuées le plus largement possible, et dans des genres différents, aggrave l’impression de relative tiédeur qui a dominé cette édition 2014.

Christophe Kantcheff  • 29 mai 2014 abonné·es
Palme d’or : La raison sans passion
© Photo : AFP PHOTO / ALBERTO PIZZOLI

Qu’est-ce qui est préférable ? Un festival de Cannes où la compétition comporte plusieurs films dont on se demande ce qu’ils y font, mais qui révèle une extraordinaire pépite – comme en 2010, par exemple, avec Oncle Boonmee, d’Apichatpong Weerasethakul ? Ou bien un cru ne déclenchant pas de réelle passion, parce que les films de qualité, assez nombreux, correspondent peu ou prou à ce qu’on pouvait attendre d’eux ? Telle fut l’édition 2014, dont même la projection du seul OVNI cinématographique de la compétition, le film de Jean-Luc Godard (voir p. 25), Adieu au langage, n’a pas suscité de houle particulière. L’ambiance précédant la projection y était détendue et les applaudissements lors du générique de fin couvraient aimablement les sifflets peu fournis.

Cette édition n’a pourtant pas été dénuée de toutes polémiques – mais la polémique n’est pas la passion. Or, l’ébullition médiatique a été engendrée par un événement extérieur au festival, la mise en ligne directe, en VOD, de Welcome in New York, le film d’Abel Ferrara, inspiré par l’affaire DSK. Beaucoup de bruit pour pas grand-chose – le film est indigent – mais un parasitage du festival pendant quelques jours. Serait-ce l’indice de quelque chose ? D’un changement d’époque, où la diffusion sur Internet viendrait bousculer la manière de recevoir les films ? Ou d’une fragilisation croissante du festival, en tant que plus grande institution mondiale cinéphilique, vis-à-vis de la pression toujours plus forte du show médiatique et promotionnel lié aux intérêts financiers ? De ce point de vue, la nouvelle ère qui s’ouvre au terme de cette édition, qui a vu le président Gilles Jacob faire ses adieux – de très élégante manière – et auquel succèdera Pierre Lescure, risque d’être cruciale. D’une certaine façon, le palmarès établi par Jane Campion et son jury redouble l’impression de tiédeur. Les récompenses ont été distribuées le plus largement possible, et dans des genres différents. Hormis quelques oublis regrettables, les films distingués sont tous au moins honorables. Mais on pouvait espérer de l’auteure d’ Un ange à ma table une plus grande audace. Celle-ci n’a pas non plus cédé à son aspiration à voir une seconde femme, dans toute l’histoire du festival, décrocher la palme d’or après elle (pour la Leçon de piano, en 1993). Naomi Kawase, avec le magnétique Still The Water, aurait pu être celle-ci (cf. p. 23).

Le Turc Nuri Bilge Ceylan, pour Sommeil d’hiver, lui a été préféré. Il figurait parmi les favoris, d’autant qu’il est revenu cette année avec un film plus classique que le précédent, le très beau Il était une fois en Anatolie (2011). Tourné en Cappadoce, où se déploie un paysage extraordinaire de rochers lunaires et de maisons troglodytes, Sommeil d’hiver est surtout un film d’intérieur. Son axe principal : des conversations, filmées en champ/contrechamp, qui tournent à la confrontation entre les protagonistes. Ils sont trois : un propriétaire terrien vieillissant qui se double d’un intellectuel, sa femme et sa sœur. L’homme se découvre peu à peu : il est autoritaire et gagné par l’amertume. Le film, qui avance sur des territoires balisés – Bergman, Tchekhov – est encombré par ces références ostensibles. On sent la volonté de faire une grande œuvre en se haussant à la mesure de chefs-d’œuvre. Sommeil d’hiver a le charme des palmes empesées et discoureuses, dont le potentiel public est aussi amoindri par sa durée, 3 h 16.

À cette aune, il est possible que l’attribution du Grand Prix aux Merveilles, le second long métrage de l’Italienne Alice Rohrwacher, soit une mesure de rééquilibre vis-à-vis de la prétention à faire « ample ». On n’attendait pas si haut au palmarès ce joli film gracile, qui entraîne son spectateur chez des apiculteurs rencontrant des problèmes pour vivre de leur exploitation. Les Merveilles met en scène une famille où l’amour et la solidarité entre les parents et les enfants s’expriment dans le travail et la résistance face à l’adversité. Le monde de la télévision y fait soudain irruption, sous la forme d’une présentatrice kitsch (Monica Bellucci), mais la famille d’apiculteurs s’y révèle plus forte que la machine à illusions. Si le prix de la mise en scène a été remis à un réalisateur de talent, l’Américain Bennett Miller, auteur du brillant Truman Capote en 2005, celui-ci a livré à Cannes un film beaucoup plus terne, Foxcatcher, qui raconte la dissolution du talent d’un champion olympique de lutte gréco-romaine par un milliardaire. Le Prix du jury témoigne aussi de la mollesse du palmarès. On y retrouve Jean-Luc Godard, mais en compagnie du Canadien Xavier Dolan, pour Mommy. L’intention est transparente et louable : réunir le jeune « génie » (25 ans) et la statue du commandeur (83 ans). Sauf que ces deux-là n’ont pas grand-chose en commun. Auteur d’un film très prévisible une fois lancé sur ses rails, bien que bourré d’énergie, parfois survitaminé, Xavier Dolan n’a pas eu un mot, samedi soir, pour l’illustre absent avec qui il partage le prix. On peut aussi soupçonner le jury d’avoir effectué un choix jésuitique. Certes, JLG est au palmarès du Festival de Cannes pour la première fois de sa vie (!), mais il n’y est pas en pleine lumière. C’est bien et c’est dommage. Vraiment dommage.

Le prix du scénario à un film qui vaut par sa mise en scène, Leviathan, du Russe Andreï Zviaguintsev, est un vrai faux-pas. Tandis que les prix d’interprétation à Julianne Moore ( Maps to The Stars, de David Cronenberg) et à Timothy Spall ( Mr Turner, de Mike Leigh) ne sont pas immérités. Même s’ils sont habitués aux récompenses, Luc et Jean-Pierre Dardenne auraient pu être distingués pour l’un de leurs films les plus audacieux, Deux jours, une nuit. Tandis que l’ironie de Timbuktu, du Mauritanien Abderrahmane Sissako, sur un sujet aussi grave que les jihadistes au Mali, ironie qui permet au film d’éviter le piège de la dénonciation emphatique et consensuelle, aurait mérité d’être saluée. (Voir pour ces deux films le numéro de Politis de la semaine dernière.) Enfin, très peu connu en France, l’Argentin Damian Szifron est venu à Cannes avec son troisième film, les Nouveaux Sauvages, une comédie acide, digne des satires sociales italiennes des années 1960 et 1970. Un ton extrêmement original, corrosif, pertinent quant au point de vue posé sur les sociétés gangrenées par l’ultralibéralisme. Ce film aurait figuré au palmarès que celui-ci aurait gagné un heureux parfum de souffre.

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