Travailleurs de tous pays, reposez-vous !

L’anthropologue Jonathan Crary montre comment le capitalisme a dérégulé jusqu’à ce besoin naturel qu’est le sommeil. Bonnes feuilles.

Jonathan Crary  • 1 mai 2014 abonné·es

Dans un essai fouillé, dont nous publions ci-dessous un extrait, Jonathan Crary, théoricien de l’art et professeur à l’université Columbia de New York, montre à quel point le capitalisme contemporain grignote notre temps de sommeil. Finalité : exploiter et faire consommer sans arrêt, 7j/7 et 24h/24.

Beaucoup d’institutions du monde développé fonctionnent déjà depuis plusieurs décennies sur un régime 24/7. Ce n’est que depuis peu que l’élaboration et le modelage de l’identité personnelle et sociale de chacun ont été réorganisés conformément au fonctionnement ininterrompu des marchés et des réseaux d’information. Un environnement 24/7 présente l’apparence d’un monde social alors qu’il se réduit à un modèle asocial de performance machinique – une suspension de la vie qui masque le coût humain de son efficacité. Il ne s’agit plus de ce que Lukács et d’autres auteurs avaient identifié, au début du XXe siècle, comme le temps vide et homogène de la modernité, temps métrique ou calendaire des nations, de la finance ou de l’industrie, dont étaient exclus aussi bien les espoirs que les projets individuels. Ce qui est nouveau, c’est l’abandon en rase campagne de l’idée même que le temps puisse être associé à un quelconque engagement dans des projets de long terme, y compris les fantasmes de « progrès » ou de développement. Un monde sans ombre, illuminé 24/7, amputé de l’altérité qui constitue le moteur du changement historique, tel est l’ultime mirage de la posthistoire. Le temps 24/7 est un temps d’indifférence, où la fragilité de la vie humaine revêt de moins en moins d’importance, où le sommeil n’est plus ni nécessaire ni inévitable. En ce qui concerne la vie professionnelle, l’idée qu’il faudrait travailler sans relâche, sans limites, devient plausible, voire normale. On s’aligne sur l’existence de choses inanimées, inertes ou intemporelles. En tant que slogan publicitaire, l’expression « 24/7 » attribue une valeur absolue à la disponibilité, mais ce faisant aussi au retour incessant de besoins et d’incitations voués à une perpétuelle insatisfaction. Le phénomène de la consommation sans entrave n’a pas uniquement une dimension temporelle. L’époque où l’on accumulait essentiellement des choses est depuis bien longtemps révolue. Aujourd’hui, nos corps et nos identités absorbent une surabondance croissante de services, d’images, de procédés, de produits chimiques, et ceci à dose toxique si ce n’est souvent fatale. Pour peu que l’alternative implique, même indirectement, la possibilité d’intermèdes sans achat ou sans publicité, la survie individuelle à long terme n’est plus d’aucun poids dans la balance.

De même, l’impératif 24/7 fait corps avec la catastrophe écologique, participe de sa promesse de dépense permanente, du gaspillage infini qui l’alimente et du chamboulement profond des cycles et des saisons qui sous-tendent l’intégrité écologique de la planète. Étant donné sa profonde inutilité et son caractère essentiellement passif, le sommeil, qui a aussi le tort d’occasionner des pertes incalculables en termes de temps de production, de circulation et de consommation, sera toujours en butte aux exigences d’un univers 24/7. Passer ainsi une immense partie de notre vie endormis, dégagés du bourbier des besoins factices, demeure l’un des plus grands affronts que les êtres humains puissent faire à la voracité du capitalisme contemporain. Le sommeil est une interruption sans concession du vol de temps que le capitalisme commet à nos dépens. La plupart des nécessités apparemment irréductibles de la vie humaine – la faim, la soif, le désir sexuel et, récemment, le besoin d’amitié – ont été converties en formes marchandes ou financiarisées. Le sommeil impose l’idée d’un besoin humain et d’un intervalle de temps qui ne peuvent être ni colonisés ni soumis à une opération de profitabilité massive – raison pour laquelle celui-ci demeure une anomalie et un lieu de crise dans le monde actuel. Malgré tous les efforts de la recherche scientifique en ce domaine, le sommeil persiste à frustrer et à déconcerter les stratégies visant à l’exploiter ou à le remodeler. La réalité, aussi surprenante qu’impensable, est que l’on ne peut pas en extraire de la valeur. Au regard de l’immensité des enjeux économiques, il n’est pas étonnant que le sommeil subisse aujourd’hui une érosion généralisée. Les assauts contre le temps de sommeil se sont intensifiés au cours du XXe siècle. L’adulte américain moyen dort aujourd’hui environ six heures et demie par nuit, soit une érosion importante par rapport à la génération précédente, qui dormait en moyenne huit heures, sans parler du début du XXe siècle, où – même si cela paraît invraisemblable – cette durée était de dix heures. Au milieu du XXe siècle, le vieil adage selon lequel « nous passons le tiers de notre vie à dormir » semblait doté d’une certitude axiomatique – certitude qui ne cesse d’être remise en question. Le sommeil est le rappel, aussi omniprésent qu’inaperçu, d’une prémodernité qui n’a jamais pu être entièrement dépassée, un vestige du monde agricole qui a commencé à disparaître il y a près de quatre cents ans. Le scandale du sommeil tient à ce qu’il inscrit dans nos vies les oscillations rythmiques de la lumière du soleil et de l’obscurité, de l’activité et du repos, du travail et de la récupération, qui ont été éradiquées ou neutralisées ailleurs. […]

**À partir du milieu du XVIIe siècle* ,* le sommeil s’est trouvé délogé de la position stable qu’il avait occupée dans les cadres devenus obsolètes de l’aristotélisme et de la Renaissance. On commença à saisir son incompatibilité avec les notions modernes de productivité et de rationalité, et Descartes, Hume ou Locke furent loin d’être les seuls philosophes à dénier au sommeil sa pertinence pour les opérations de l’esprit ou la recherche de la connaissance. On le dévalorisa au profit d’une prééminence accordée à la conscience et à la volonté, ainsi qu’à des notions d’utilité, d’objectivité et d’intérêt personnel comme mobile d’action. […] Par bien des aspects, ce statut incertain du sommeil est lié à la tendance spécifique de la modernité à invalider toute forme d’organisation de la réalité fondée sur des couples de complémentarités binaires. La force homogénéisante du capitalisme est incompatible avec toute structure intrinsèque de différenciation : sacré/profane, carnaval/travail, nature/culture, machine/organisme, etc. Dans ce mouvement, les conceptions rémanentes du sommeil comme quelque chose de naturel deviennent inacceptables. Les gens, bien sûr, continueront à dormir, et même les plus tentaculaires des mégalopoles connaîtront toujours des intervalles nocturnes de quiétude relative. Il n’en reste pas moins que le sommeil constitue désormais une expérience déconnectée des notions de nécessité et de nature. On le conçoit plutôt, à l’instar de beaucoup d’autres choses, comme une fonction variable qu’il s’agit de gérer, et qui ne se définit plus que de façon instrumentale et physiologique. Des recherches récentes ont montré que le nombre de personnes qui se lèvent la nuit pour consulter leurs messages électroniques ou accéder à leurs données est en train de croître de façon exponentielle. Il existe une expression apparemment anodine mais très répandue pour désigner l’état d’une machine : le « mode veille [^2] ». Cette idée d’un appareil placé dans un état de disponibilité à basse intensité tend aussi à redéfinir le sens du sommeil comme un simple état d’opérationnalité et d’accessibilité différées ou réduites. La logique on / off est dépassée : rien n’est plus désormais fondamentalement off – il n’y a plus d’état de repos effectif. […] Au XIXe siècle, alors que l’industrialisation de l’Europe s’était accompagnée des pires traitements infligés aux travailleurs, les directeurs d’usine finirent par réaliser qu’il serait plus profitable d’accorder de modestes temps de repos à leurs ouvriers. Il s’agissait, comme l’a montré Anson Rabinbach dans son étude sur la science de la fatigue [^3], d’en faire des éléments productifs plus efficaces et plus durables à long terme. Mais, depuis la dernière décennie du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, avec l’effondrement des formes de capitalisme contrôlées ou régulées aux États-Unis et en Europe, il n’y a plus aucune nécessité interne à ce que le repos et la récupération demeurent des facteurs de croissance et de profitabilité économique. Dégager du temps de repos et de régénération humaine coûte à présent tout simplement trop cher pour être encore structurellement possible au sein du capitalisme contemporain. Teresa Brennan a forgé le terme de « biodérégulation » pour rendre compte du décrochage brutal entre la temporalité des marchés dérégulés et les limitations physiques intrinsèques des êtres humains qui sont sommés de se plier à de telles exigences [^4].

Le déclin à long terme de la valeur du travail vivant n’incite pas à ériger le repos ou la santé en priorités économiques, comme l’ont montré les récents débats sur les systèmes d’assurance maladie. Il ne reste aujourd’hui dans l’existence humaine que très peu de plages de temps significatives – à l’énorme exception près du sommeil – à n’avoir pas été envahies et accaparées à titre de temps de travail, de consommation ou de marketing.

© La Découverte

[^2]: « Mode veille » qui, étrangement, se dit à l’inverse sleep mode en anglais.

[^3]: Le Moteur humain. L’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, Anson Rabinbach, La Fabrique, 2004.

[^4]: Globalization and its Terrors. Daily Life in the West, Teresa Brennan, Routledge, 2003, p. 19-22.

Idées
Temps de lecture : 9 minutes

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