Un traité contre les peuples

Le Front de gauche a présenté une résolution sur le projet d’accord transatlantique pour dénoncer l’opacité des négociations. Et pointe les contradictions des socialistes sur le sujet.

Thierry Brun  • 22 mai 2014 abonné·es
Un traité contre les peuples
© Photo : AFP PHOTO /ERIC PIERMONT

Débattre à l’Assemblée nationale du traité transatlantique en cours de négociation entre l’Union européenne (UE) et les États-Unis est un exercice dont la majorité socialiste se serait bien passée. La proposition de résolution européenne sur cet accord de libre-échange baptisé Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI), déposée par le Front de gauche et discutée à l’Assemblée ce jeudi, est en effet l’occasion d’un grand déballage sur les conditions dans lesquelles ont lieu les tractations. Et d’écorner quelques-unes des promesses de campagne du PS.

Les députés ignorent quasiment tout du contenu des échanges pour la libéralisation de secteurs comme l’agriculture, l’énergie, l’électronique, le textile, la pharmacie, les services publics, les services médicaux, les investissements, etc. Le projet d’accord sur ce qui est considéré comme le plus grand marché du monde porte aussi sur la cohérence des législations, en particulier les normes sociales et environnementales (par exemple les OGM et les gaz et huile de schiste), et des questions de souveraineté qui relèvent des Parlements nationaux. Dans sa résolution, le Front de gauche juge ces négociations « inacceptables sur la forme et sur le fond »  : « Non seulement elles sont menées de manière totalement opaque par des acteurs illégitimes, mais la logique néolibérale qui les guide ne peut aboutir qu’à une régression de la protection sociale, sanitaire, environnementale due à nos concitoyens. » Une partie de la majorité à l’Assemblée nationale est cependant prête à poursuivre les pourparlers. Le texte initial du Front de gauche invitait le gouvernement « à intervenir auprès de la Commission européenne afin de suspendre les négociations » et demandait l’organisation d’une consultation publique « permettant aux peuples souverains et à leurs représentants de se prononcer sur la poursuite ou non des négociations ». Il a été caviardé en commission des Affaires européennes par des députés socialistes emmenés par Estelle Grelier, avec le soutien de la droite. « Ils ont ainsi vidé notre résolution de sa substance et validé la poursuite des négociations sur un grand marché au service du pouvoir financier des multinationales. La démarche des socialistes atteste de leur soutien, de fait, à ces négociations menées contre les peuples », réagit André Chassaigne, député Front de gauche et rapporteur du texte. Le groupe a donc décidé de présenter des amendements pour réintégrer les parties supprimées de la résolution.

Pourtant, dans une précédente résolution, adoptée en juin 2013, les députés socialistes n’avaient pas cautionné le processus en cours. Ils demandaient « à ce que la représentation nationale […] soit dûment associée au suivi des négociations à travers une information régulière du gouvernement ». Dans une conférence de presse destinée à lancer la campagne européenne du PS, le 3 mars dernier, Harlem Désir, alors premier secrétaire, avait de plus déclaré que « tous les accords commerciaux doivent garantir nos intérêts et la spécificité de notre modèle social et culturel, mais aussi les normes sociales et environnementales ». Les députés socialistes apparaissent donc divisés et en flagrant délit de contradiction depuis que le contenu du mandat de la Commission a fuité [^2]. Car celui-ci reprend dans son article 23 la quasi-intégralité de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié secrètement par les vingt-neuf pays membres de l’OCDE puis rejeté en 1998 par le gouvernement de Lionel Jospin. « L’accord tel qu’il est conçu n’est pas réformable », avait déclaré le Premier ministre socialiste, lequel avait proposé « une nouvelle négociation sur des bases neuves et dans un cadre associant tous les acteurs » .

La forte opacité des négociations est aussi au cœur de la contestation montante à l’approche des élections européennes. Elle est dénoncée par les syndicats et les ONG depuis la création, en 2011, du groupe de travail de haut niveau sur l’emploi et la croissance, présidé par Ron Kirk, représentant des États-Unis pour les questions commerciales, et Karel De Gucht, commissaire européen au Commerce. Ce comité d’experts, chargé de travailler « en étroite concertation avec tous les groupes publics et privés intéressés », s’était inspiré des travaux du Transatlantic Policy Network (TPN), une organisation de lobbying réunissant des multinationales des deux côtés de l’Atlantique et, entre autres, des parlementaires des principaux groupes politiques au Parlement européen. Les conservateurs du PPE, les socialistes de S&D et l’ADLE, qui représente une partie de la droite, ainsi que deux eurodéputés Verts y sont présents : « En tout, 60 députés européens, plus de 8 % du Parlement, sont membres du TPN et sont majoritairement des élus allemands, du Royaume-Uni et de l’Espagne. La France est en quatrième position avec trois parlementaires de l’UMP : Françoise Grossetête  [candidate à sa réélection dans le Sud-Est], Joseph Daul et Alain Lamassoure  [tête de liste en Île-de-France]  », détaille Bruno Poncelet, spécialiste des accords de libre-échange [^3]. La Commission a par ailleurs publié la liste de 135 réunions entre l’UE et les États-Unis sur le libre-échange transatlantique qui se sont tenues entre janvier 2012 et avril 2013, à la demande de Corporate Europe Observatory (CEO). L’ONG, sise à Bruxelles, a ainsi révélé qu’ « au moins 119 impliquaient des rencontres avec des grandes entreprises et leurs groupes de pression. Ce qui signifie que plus de 93 % des rencontres de la Commission avec les parties prenantes pendant les préparations des négociations ont eu lieu avec le monde des affaires ». De quoi alimenter la controverse sur le bien-fondé, pour les citoyens européens, de négociations autour d’un tel accord de libre-échange.

[^2]: Une version récente a été publiée en février par un média allemand.

[^3]: Dans un entretien publié par Politis.fr, le 30 mai 2013.